Il fait à peine 3 degrés, le vent transperçant s’engouffre entre les barres métalliques, pourtant ils sont là, une petite dizaine, à se suspendre, à tirer, à pousser comme si leur vie en dépendait. Des gamins. À peine sortis du collège, bonnets enfoncés jusqu’aux yeux, écouteurs vissés dans les oreilles, ils enchaînent les séries de tractions en soufflant des nuages blancs. Et quand on s’approche, on réalise : certains n’ont même pas quinze ans.
« Je veux que mes potes me voient baraqué », lâche l’un d’eux entre deux reps, sans même reprendre son souffle. La phrase est simple, presque naïve. Elle résume pourtant tout.
Quand la muscu devient l’obsession des collégiens
Ces dernières années, un phénomène discret mais massif s’est installé dans les cours de récré, les chambres d’ado et les parcs urbains : la passion dévorante pour la musculation chez les moins de 15 ans. Ce n’est plus seulement le foot ou le basket qui fait rêver. Non. Ce qui compte maintenant, c’est d’avoir les épaules larges, les abdos dessinés, les bras qui remplissent les manches.
Et peu importe si, sur le papier, les salles de sport leur sont interdites avant seize ans. Ils trouvent des solutions : barres de tractions fixées au chambranle de la porte, applis de coaching, vidéos YouTube regardées en boucle, parcs de street workout qui pullulent en ville. L’accès n’a jamais été aussi facile. Le désir non plus.
D’où vient cette envie soudaine de « gros bras » ?
Difficile de pointer un seul coupable. Mais soyons honnêtes : les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. Les algorithmes savent parfaitement ce qui fait cliquer un garçon de 13 ans. En quelques semaines, le feed passe des jeux vidéo aux transformations spectaculaires, aux « before/after » impressionnants, aux influenceurs qui exhibent leur corps comme une réussite ultime.
On leur vend un idéal simple : plus tu es musclé, plus tu es respecté. Plus tu es fort, moins on t’embête. Et dans la cour de récré, où la hiérarchie se joue encore à coups de regards et de petites phrases, ça parle fort.
« Avant j’étais le maigrichon qu’on charriait tout le temps. Depuis que j’ai pris 8 kilos de muscles, plus personne n’ose. »
– Un collégien de 14 ans, lors d’un reportage dans un parc parisien
Ce témoignage, je l’ai entendu des dizaines de fois sous différentes formes. Il revient comme un refrain. La muscu n’est pas qu’une activité physique. C’est devenu un bouclier social.
Le corps en pleine croissance : un terrain fragile
Mais voilà, à 13-14 ans, le corps n’est pas une machine finie. Il est en chantier permanent. Os, cartilages, hormones : tout bouge, tout grandit à une vitesse folle. Et c’est précisément là que le bât blesse.
Les médecins du sport sont unanimes : une pratique trop intense, trop précoce, peut avoir des conséquences définitives.
- Ralentissement, voire arrêt de la croissance (fermeture prématurée des cartilages de conjugaison)
- Déséquilibres musculaires qui provoquent des déformations de la colonne
- Blessures tendineuses et articulaires à vie
- Troubles hormonaux si on pousse trop loin (même sans produits)
Un médecin du sport que j’ai interrogé récemment me confiait, un peu dépité : « On voit arriver des gamins de 14 ans avec des tendinites de quadriceps qu’on diagnostiquait autrefois chez des rugbymen de 30 ans. C’est aberrant. »
Street workout : l’alternative qui ne dit pas toujours son nom
Puisqu’ils n’ont pas le droit de pousser la porte des salles de fitness, beaucoup se tournent vers le street workout. C’est gratuit, ouvert 24h/24, et ça donne une image de guerrier urbain. Parfait pour les photos Instagram.
Mais là encore, la réalité rattrape vite la légende. Sans encadrement, sans échauffement sérieux, sans progression adaptée, les accidents se multiplient. J’ai vu un gamin de 15 ans se déchirer complètement le grand pectoral en tentant un muscle-up trop lourd. Il en pleurait de douleur. Et de honte aussi, parce que ses potes filmaient.
Et les parents dans tout ça ?
Certains encouragent. « Mon fils fait du sport, c’est bien, non ? » D’autres ne se rendent même pas compte. La barre de traction est vissée dans l’encadrement de la porte, l’ado s’enferme dans sa chambre deux heures par soir, écouteurs sur les oreilles. Comment savoir s’il fait dix pompes ou s’il se détruit les épaules avec des séries jusqu’à l’épuisement ?
Et puis il y a les parents qui s’inquiètent, qui tentent d’interdire, et qui se heurtent à un mur. Parce que dire « arrête la muscu » à un ado de 2025, c’est un peu comme lui demander d’arrêter de respirer.
Y a-t-il une manière saine de faire de la muscu à cet âge ?
Oui, bien sûr. Les spécialistes sont clairs là-dessus : le renforcement musculaire n’est pas à bannir. Au contraire. Mais il faut que ce soit encadré, progressif, et surtout adapté.
- Privilégier le poids du corps (pompes, tractions assistées, gainage)
- Éviter les charges lourdes avant la fin de la puberté
- Travailler avec un coach ou en club (athlétisme, gymnastique, escalade)
- Respecter les jours de repos – la croissance se fait surtout pendant le sommeil
- Ne jamais chercher la performance à tout prix
Un éducateur sportif me disait récemment : « À cet âge-là, le meilleur entraînement, c’est encore de jouer. De courir, grimper, sauter, se bagarrer avec les copains. Le corps apprend tout seul à être fort. » J’ai trouvé ça tellement juste.
Derrière les muscles, une quête d’identité
Parce qu’au fond, ce n’est pas qu’une histoire de biceps. C’est une histoire de confiance en soi, de reconnaissance, d’appartenance. Ces gamins qui se filment en train de faire des tractions dans le froid ne cherchent pas seulement à être forts. Ils cherchent à être vus.
Et dans une société où l’image règne en maître, où le corps est devenu la carte de visite ultime, ils ont simplement décidé de jouer le jeu. Très tôt. Peut-être trop tôt.
Alors oui, il y a du danger. Oui, il faut alerter, encadrer, expliquer. Mais il faut aussi comprendre. Parce que derrière chaque série de pompes jusqu’à l’épuisement, il y a un ado qui essaie de trouver sa place.
Et ça, ça ne se règle pas en interdisant une barre de traction.
Le débat est ouvert. Et il concerne tous les parents, tous les éducateurs, tous ceux qui croisent ces gamins suspendus aux barres dans le froid. Faut-il laisser faire en espérant que ça passe ? Faut-il tout interdire ? Ou existe-t-il un entre-deux, une manière d’accompagner cette passion sans la laisser devenir destructrice ?
Une chose est sûre : on ne pourra pas faire comme si ce phénomène n’existait pas. Il est là, bien réel, et il grandit aussi vite que ces ados qui rêvent d’être baraqués avant même d’avoir leur brevet des collèges.
