Il y a des histoires qui collent au football comme une tache indélébile. Celle d’Emiliano Sala en fait partie. Presque sept ans après ce soir glaciale de janvier 2019 où le petit Piper Malibu s’est abîmé dans la Manche, on parle encore de lui. Pas seulement pour rendre hommage au buteur argentin qui faisait rêver les supporters nantais, mais parce que deux clubs continuent de se déchirer autour de son fantôme. Et cette fois, l’addition potentielle dépasse l’entendement : 122,2 millions d’euros. Rien que ça.
Quand j’ai vu le chiffre, j’ai d’abord cru à une faute de frappe. Cent vingt-deux millions. Pour un joueur qui n’a jamais porté le maillot de Cardiff City en match officiel. C’est le genre de somme qui fait tousser même les plus gros clubs européens. Et pourtant, c’est bien la réalité de l’audience qui s’ouvre ce lundi au tribunal de commerce de Nantes.
Un procès civil après toutes les défaites sportives
Reprenons depuis le début, pour ceux qui auraient décroché (et je ne vous jette pas la pierre, le dossier est tentaculaire).
Janvier 2019. Emiliano Sala, 28 ans, vient de signer à Cardiff pour 17 millions d’euros – un record pour le club gallois. Il quitte Nantes, où il laissait une trace indélébile à coup de buts en rafale, direction le Pays de Galles. Le 21 janvier, il reprend l’avion à Nantes pour rejoindre ses nouveaux coéquipiers. L’appareil disparaît des radars au-dessus de la Manche. On connaît la suite : le corps du joueur sera retrouvé deux semaines plus tard dans l’épave, à 67 mètres de fond.
Très vite, Cardiff refuse de payer l’indemnité de transfert. Le club gallois conteste la validité du contrat, invoque des irrégularités. S’ensuit une bataille juridique devant la FIFA, puis le TAS. Résultat ? Cardiff perd à chaque fois. En 2022, le Tribunal arbitral du sport confirme : le transfert est valide, le club doit payer les 17 millions. Point final ? Pas vraiment.
Frustrés, les dirigeants gallois changent de stratégie. Puisqu’ils ont perdu sur le terrain sportif, ils attaquent au civil. Et là, surprise : ils ne demandent plus à être remboursés… ils veulent être indemnisés. Massivement.
La théorie de la « perte de chance » poussée à l’extrême
Le cœur de l’argumentation de Cardiff repose sur un concept juridique : la perte de chance de se maintenir en Premier League lors de la saison 2018-2019.
Leur raisonnement ? Sans l’accident, Sala aurait joué, aurait marqué une quinzaine de buts (c’est leur estimation), et Cardiff aurait terminé 17e au lieu de 18e. Rester en Premier League, c’est plusieurs dizaines de millions de droits TV en plus chaque année. D’où le calcul astronomique : 122,2 millions d’euros de préjudice total.
Ils sont allés loin. Très loin. Modélisation d’expected goals, projections d’expected points, analyses statistiques sur les performances passées de Sala, scénarios alternatifs… On se croirait dans un épisode de Moneyball version tragique.
« Si Emiliano Sala avait été là, nous aurions eu une chance réaliste chance de nous maintenir »
Extrait des conclusions de Cardiff City
Le problème ? Personne ne saura jamais si Sala aurait vraiment sauvé Cardiff. C’est de la fiction juridique. Puissante, certes. Mais de la fiction quand même.
Le rôle trouble de Willie McKay
L’autre grand axe d’attaque de Cardiff ? Pointer du doigt l’intermédiaire qui a organisé le vol fatal : Willie McKay.
À l’époque, l’agent écossais avait sa licence suspendue par la fédération anglaise. Pourtant, il a joué un rôle central dans le transfert et surtout, il a affrété l’avion via son fils Mark. Pour Cardiff, c’est la preuve d’une chaîne de responsabilités qui mène directement… à Nantes.
- McKay entretenait une relation directe avec la présidence nantaise
- Il a organisé un vol avec un pilote qui n’était pas habilité pour des vols commerciaux de nuit
- Le club français aurait dû vérifier la légalité de l’opération
Du côté nantais, on balaye ces accusations d’un revers de main. Le FC Nantes avait signé un mandat avec Mark McKay (le fils), pas avec Willie. Et surtout : un club vendeur n’a pas à organiser le voyage de son ancien joueur. Point.
« Cardiff souhaite que le FC Nantes soit tenu responsable des fautes commises par Willie McKay, le véritable agent du FC Nantes »
Communiqué officiel de Cardiff City
La formule est dure. Très dure. Elle sous-entend presque une complicité. C’est là que le dossier devient franchement malsain.
Nantes crie à l’acharnement
Dans l’entourage du président Waldemar Kita, on ne décolère pas. Et on a quelques arguments solides.
Cardiff a déjà été débouté partout : FIFA, TAS, justice anglaise sur certains points. Le club gallois a même dû être contraint sous astreinte pour transmettre des documents au tribunal de commerce de Nantes. Cerise sur le gâteau : ils ont attendu plus de quatre ans pour lancer cette action civile, ce qui pose question sur la prescription (même si le droit français est plus généreux que l’anglais sur ce point).
Le mot qui revient sans cesse côté nantais ? « Acharnement ». L’autre ? « Demandes extravagantes ».
Et franchement, quand on voit le montant réclamé, on comprend la colère. Imaginer qu’un club de Ligue 1 puisse payer une telle somme à un club de Championship, c’est presque absurde.
Ce qui se joue vraiment derrière les millions
Parce qu’au-delà des chiffres fous, il y a autre chose.
Il y a la mémoire d’un garçon de 28 ans qui rêvait de Premier League et qui n’a jamais pu fouler la pelouse de Cardiff City Stadium.
Il y a des supporters nantais qui pleurent encore quand on passe « Sala, Sala » dans le stade de la Beaujoire.
Il y a une mère, une sœur, une famille qui assistent, impuissantes, à cette guerre pécuniaire autour du nom de leur fils et frère.
Et il y a surtout une question qui me ronge depuis le début : est-ce que le football a perdu toute décence ?
Utiliser la mort d’un joueur pour tenter de récupérer plus de 120 millions d’euros, même enrobé dans du jargon juridique, ça laisse un goût amer. Très amer.
Et maintenant ?
L’audience de ce lundi n’est qu’une étape. Les plaidoiries vont durer des heures. Les avocats de Cardiff (cabinet Gide) vont dérouler leurs modèles statistiques. Ceux de Nantes (cabinet RMT) vont démonter point par point.
La décision ? Pas avant plusieurs mois. Voire années si appel il y a (et il y aura).
Mais une chose est sûre : quel que soit le verdict, personne ne sortira gagnant de cette affaire. Ni Cardiff, qui passera quoi qu’il arrive pour le club qui a voulu faire du business sur une tragédie. Ni Nantes, qui traîne ce boulet depuis 2019 et dont l’image reste associée à ce drame.
Et surtout pas Emiliano Sala. Lui, il voulait juste jouer au foot.
Parfois, je me dis que le plus bel hommage qu’on pourrait lui rendre, ce serait de tourner cette page. Mais visiblement, on n’est pas prêts.
En attendant, le football continue. Les millions tournent. Et quelque part dans le ciel, un gamin de Progreso, en Argentine, doit se demander ce qu’il a fait pour mériter ça.
