Imaginez : vous ouvrez votre appli préférée pour commander une robe à 8 euros, et d’un coup… plus rien. Écran noir. Le site entier disparu du jour au lendemain. C’est exactement ce que l’État français a tenté de faire avec l’une des plateformes les plus addictives du moment.
Ce vendredi 5 décembre 2025, l’audience au tribunal judiciaire de Paris ressemblait plus à un règlement de comptes qu’à une simple procédure. D’un côté l’État, déterminé à frapper fort. De l’autre, une armée d’avocats prêts à tout pour sauver leur client. Et au milieu, une question qui dépasse largement le cas particulier : jusqu’où peut-on aller pour nettoyer le Far West du e-commerce ?
Une audience sous très haute tension
Il y avait du monde dans la salle. Les représentants de la plateforme étaient là, costume impeccable, visiblement briefés pour ne rien lâcher. En face, l’avocat de l’État n’a pas mâché ses mots. Objectif affiché : obtenir une suspension de trois mois de l’ensemble du site en France, ou à défaut un blocage complet de la partie marketplace jusqu’à validation par les autorités compétentes.
Le motif ? Des produits absolument inacceptables découverts fin octobre : des objets à caractère pédopornographique, des armes blanches de catégorie A, et un accès bien trop facile à du contenu pour adultes, y compris pour les mineurs. Autant dire que l’affaire a immédiatement pris une dimension explosive.
« L’État vient voir l’autorité judiciaire pour avoir des garanties : qu’on ne trouve plus jamais ça. »
L’avocat de l’État, lors de l’audience
Pour appuyer sa demande, il a ressorti le précédent Copwatch – ce site qui publiait les données personnelles de policiers et qui avait été purement et simplement fermé par la justice en 2011. Message clair : oui, bloquer un site entier, c’est possible quand la sécurité publique est en jeu.
La défense joue la carte de la disproportion
Et là, ça s’est corsé. Les avocats de la plateforme n’ont pas fait dans la dentelle. Pour eux, on assiste à une véritable cabale politico-médiatique. Le timing ? Suspect. L’ouverture d’un pop-up store événementiel en plein Paris, et hop, l’État sort l’artillerie lourde. Coïncidence ? Pas vraiment, selon eux.
Ils ont aussi pointé une opération douanière massive – 200 000 colis ouverts – dont les résultats complets n’ont toujours pas été communiqués. Étrange, non ? Surtout quand on sait que ce genre de produits illicites circule malheureusement sur de nombreuses autres marketplaces, sans déclencher le même niveau de foudre.
« C’est une cabale. Une cabale politique et médiatique. »
L’une des avocates de la défense
Autre argument massue : la plateforme a réagi vite. Très vite même. Les vendeurs incriminés ? Bannis. Une cinquantaine d’autres comptes aussi, par précaution. Des milliers de produits bloqués avant même leur mise en ligne. Et les chiffres avancés font tourner la tête :
- 27 000 produits pour adultes stoppés avant publication
- 36 000 retirés après coup
- Les articles « sensibles » ne représentant que 0,1 % du catalogue total
Le message est clair : oui, il y a eu des dérapages, mais la machine s’est mise en route pour corriger le tir. Fermer tout le site serait comme raser une ville entière parce qu’il y a eu quelques cambriolages dans un quartier.
Le parquet calme le jeu… à moitié
Et là, surprise. La procureure a pris tout le monde à contrepied. Pas de suspension totale. Pourquoi ? Parce que la plateforme a déjà fermé sa marketplace d’elle-même depuis le 5 novembre. Parce qu’il n’y a plus, à ce jour, de « dommage imminent ». Et surtout, parce que l’enjeu n’est pas de juger un modèle économique ou son impact écologique – même si ça fait jaser ailleurs.
« En l’absence de dommage, il apparaît disproportionné de suspendre le site entier. »
La procureure, verdict à l’appui
Autrement dit : on ne tue pas une mouche avec un lance-roquettes. La décision est mise en délibéré au 19 décembre. Suspense total.
Mais attention, Shein n’est pas tiré d’affaire
Loin de là. Si le blocage total semble écarté – du moins pour l’instant –, d’autres épées de Damoclès planent au-dessus de la plateforme.
Premièrement, une enquête pénale est ouverte à Paris. Ça, c’est du lourd. Deuxièmement, plus d’une centaine de marques et fédérations de commerçants français ont lancé une action en concurrence déloyale. Ils reprochent pêle-mêle les prix cassés, les avantages douaniers sur les petits colis, le non-respect des normes environnementales et sociales. Un front qui grossit de semaine en semaine.
Et puis il y a cette question qui revient sans cesse dans les couloirs : est-ce qu’on assiste à la première vraie tentative de régulation massive des géants chinois du e-commerce ? Parce que soyons honnêtes, ce qui se joue ici dépasse largement quelques produits choquants.
Ce que ça dit de notre rapport au e-commerce ultra low-cost
J’ai passé des heures à décortiquer ce dossier et, franchement, une chose me frappe : on est à un tournant. Pendant des années, on a fermé les yeux sur le modèle : prix défiant toute concurrence, livraisons en masse de petits colis sous le seuil douanier, contrôles minimalistes des vendeurs tiers. Et puis un jour, un produit de trop passe entre les mailles du filet, et tout explose.
Mais poser la question de la responsabilité des plateformes, c’est aussi se demander : sommes-nous prêts à payer le prix réel des vêtements que nous achetons ? Parce qu’entre 8 euros la robe et 40 euros chez un concurrent européen qui respecte (plus ou moins) les normes, le choix est vite fait pour des millions de consommateurs.
La vraie question, peut-être, c’est celle-ci : jusqu’à quand va-t-on tolérer que la course au moins cher se fasse au détriment de tout le reste ? La réponse du 19 décembre ne réglera pas tout. Mais elle donnera une indication claire sur la direction que la France veut prendre.
Et maintenant ? Trois scénarios possibles
- Rejet total de la demande de suspension → La plateforme respire, renforce ses contrôles, et l’affaire finit par retomber (jusqu’à la prochaine crise).
- Suspension partielle de la marketplace → Retour conditionné à des mesures techniques validées par l’Arcom, vérification d’âge renforcée, etc. Le scénario le plus probable.
- Suspension totale surprise → Le juge suit l’État malgré l’avis du parquet. Impact colossal : des millions de clients français orphelins, des vendeurs tiers en panique, et un précédent énorme pour toutes les plateformes étrangères.
Personnellement, je penche pour la deuxième option. Mais avec la justice, on n’est jamais à l’abri d’une surprise.
Une chose est sûre : le 19 décembre 2025 entrera dans les annales du droit du numérique français. Et quelque part, c’est aussi notre rapport à la consommation de masse qui passe sur le banc des accusés.
À suivre, donc. Très attentivement.
