Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passe quand ceux qui nous nourrissent n’arrivent plus à joindre les deux bouts ? Quand la terre qu’ils travaillent depuis des générations devient un fardeau plutôt qu’un héritage ? Ces derniers jours, dans l’Oise, la réponse a pris la forme de bâches noires sur des radars. Drôle, au premier abord. Moins quand on comprend le message derrière.
Une opération « Sortez couvert » qui ne fait rire personne
Lundi soir, début décembre, le thermomètre frôle zéro. Une dizaine de radars autour de Compiègne se retrouvent soudain emmitouflés dans d’épaisses bâches noires. L’opération est signée FDSEA 60, le syndicat majoritaire du département. Officiellement ? « Protéger le matériel de l’État du froid qui arrive et des gelées », expliquent-ils avec un sourire en coin. En réalité, c’est un cri. Un de plus.
L’année dernière, la même méthode avait déjà été utilisée. À l’époque, on parlait de « début de mobilisation ». Presque deux ans plus tard, le sentiment dominant est simple : rien n’a changé. Pire, tout empire.
« En janvier 2024, on nous avait fait des promesses. Quasiment deux ans après, on continue de nous enfumer. »
– Un responsable syndical de l’Oise
Le Mercosur, cette goutte qui fait déborder le tracteur
Le mot qui revient en boucle ? Mercosur. Cet accord commercial entre l’Union européenne et quatre pays d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay) cristallise toutes les colères. Et pour cause.
D’un côté, les agriculteurs français doivent respecter des normes environnementales, sanitaires et sociales parmi les plus strictes au monde. De l’autre, les produits qui entreront bientôt sans droits de douane pourront contenir des résidus de pesticides interdits en Europe depuis vingt ou trente ans. Du bœuf élevé aux hormones de croissance, du poulet désinfecté au chlore, du soja OGM à foison… Tout ça à des prix imbattables.
Le calcul est vite fait : comment rivaliser ? Comment expliquer à un éleveur de l’Oise qu’il doit investir des dizaines de milliers d’euros pour mettre ses bâtiments aux normes pendant que, sur le même linéaire de supermarché, on vendra de la viande sud-américaine deux fois moins chère ? C’est la question qui hante les campagnes.
- Plus de 200 molécules phytosanitaires interdites en Europe mais toujours utilisées là-bas
- Des coûts de production jusqu’à 40 % inférieurs grâce à des normes quasi inexistantes
- Une pression à la baisse sur les prix payés aux producteurs français déjà au ras des pâquerettes
Un budget PAC en baisse : le coup de grâce ?
Comme si ça ne suffisait pas, la Politique Agricole Commune voit son enveloppe fondre année après année. Moins d’aides directes, moins de soutiens à l’investissement, moins de marges de manœuvre. Pendant ce temps, les charges explosent : carburant, engrais, assurances, cotisations sociales… La liste est longue.
J’ai discuté il y a quelques jours avec un céréalier du plateau picard. Il m’a montré ses comptes. En 2025, il prévoit de perdre 120 euros à l’hectare sur son blé. « Je travaille pour rembourser mes emprunts et nourrir ma famille avec ce qui reste. Quand il ne reste plus rien, je puise dans le capital. Mais le capital, un jour, il n’y en a plus. »
Des actions qui vont s’intensifier : le calendrier de la colère
Le bâchage des radars ? Ce n’est que l’apéritif. Les responsables syndicaux l’annoncent sans détour : ça va monter en puissance. D’autres secteurs de l’Oise sont déjà dans le viseur. Panneaux d’entrée de ville retournés, « feux de la colère » avec pneus et palettes, blocages ciblés… Tout est sur la table.
Objectif affiché : visibilité maximale avant la grande manifestation prévue à Bruxelles le 18 décembre. Des milliers d’agriculteurs venus de toute l’Europe convergeront vers le quartier européen. Et cette fois, ils ne viendront pas pour discuter poliment.
« Toucher un maximum de monde. Le gouvernement a coulé les industries françaises, il veut maintenant couler nos fermes. »
– Olivier, céréalier à Canny-sur-Matz
Une détresse qui dépasse les simples revendications corporatistes
Ce qui frappe quand on passe du temps avec eux, c’est que ça va bien au-delà des histoires de prix ou de normes. C’est une question d’identité. De sens. Beaucoup ont repris l’exploitation familiale par passion, par tradition. Aujourd’hui, ils ont l’impression de trahir leurs propres enfants en leur laissant un outil de travail qui ne permet plus de vivre décemment.
Et puis il y a cette sensation d’abandon. D’être les derniers à défendre un modèle alimentaire qu’on leur demande pourtant de porter à bout de bras. Produire sain, local, durable… Mais à quel prix ? Quand les règles du jeu mondial favorisent clairement ceux qui produisent n’importe comment.
Je me souviens d’une phrase entendue lors d’une assemblée générale il y a quelques mois : « On nous demande d’être les gardiens de la nature, mais on nous traite comme des pollueurs. On nous demande de nourrir la France, mais on importe tout. On nous demande de tenir, mais on n’a plus les moyens. » Le silence qui a suivi valait tous les discours.
Et maintenant ? Vers un hiver très chaud dans les campagnes
Les pouvoirs publics, eux, regardent ailleurs. Ou font semblant. Les actions de bâchage ou de retournement de panneaux sont techniquement illégales, mais les plaintes sont rares. Tout le monde sait que verbaliser des agriculteurs en colère serait mettre de l’huile sur le feu.
Le vrai risque, c’est l’engrenage. Plus la pression monte, plus les actions deviennent spectaculaires. Plus elles deviennent spectaculaires, plus elles divisent l’opinion publique. Et pendant ce temps, les tracteurs continuent de rouiller dans les hangars parce qu’il n’y a plus d’argent pour les remplacer.
L’histoire nous a déjà montré que la colère agricole ne s’éteint jamais vraiment. Elle couve. Elle attend le prochain coup de vent. Et là, dans l’Oise comme ailleurs, le vent commence à tourner sévère.
Alors oui, les radars bâchés font sourire. Mais derrière l’humour noir, il y a des hommes et des femmes qui n’ont plus grand-chose à perdre. Et quand on en arrive là, c’est rarement bon signe.
À suivre. De très près.
