Vous êtes-vous déjà demandé jusqu’où peut aller la frontière entre sauver sa peau et abandonner l’autre ? En montagne, cette question n’est pas théorique. Elle peut coûre la vie. L’histoire qui secoue actuellement l’Autriche nous ramène brutalement à cette réalité brutale, là-haut, à près de 3 800 mètres d’altitude, où chaque décision pèse des tonnes.
C’est une nuit de janvier, glaciale, ventée, impitoyable. Un couple d’Autrichiens tente l’ascension hivernale du Grossglockner par l’arête Studlgrat. Lui a 39 ans et une solide réputation de guide chevronné. Elle, 33 ans, suit avec confiance l’homme qu’elle aime. Mais à cinquante mètres du sommet, tout bascule. Elle s’effondre, épuisée, en hypothermie avancée. Lui choisit de redescendre seul. Elle ne reviendra jamais.
Quand la montagne devient tribunal
Aujourd’hui, l’homme comparait pour homicide par négligence. Le parquet est sévère : il l’accuse d’avoir laissé sa compagne sans protection alors qu’il avait les moyens, l’expérience et le matériel pour la sauver ou au moins prolonger ses chances de survie. Le procès, prévu pour février prochain, pourrait l’envoyer derrière les barreaux jusqu’à trois ans. Et au-delà de la peine, c’est toute une communauté de montagnards qui retient son souffle.
Une ascension qui tourne au cauchemar
Le 18 janvier dernier, le couple attaque l’arête Studlgrat, un itinéraire sérieux même en été, redoutable en hiver. Les conditions sont rudes dès le départ : températures largement négatives, rafales à 70 km/h. Vers 20 h 50, ils sont bloqués à une cinquantaine de mètres du sommet. Impossible d’avancer, trop dangereux de redescendre dans l’obscurité et le vent.
À partir de là, les versions divergent. Lui dira plus tard qu’elle était complètement épuisée, incapable de bouger. Qu’il a tenté de la réchauffer, en vain. Qu’il a décidé de descendre pour déclencher les secours plus vite. Le parquet, lui, parle d’abandon pur et simple.
« Vers 2 heures du matin, l’accusé a laissé sa compagne sans protection, épuisée, en hypothermie et désorientée, à une cinquantaine de mètres en contrebas du sommet. Elle est morte de froid. »
Extrait du communiqué du parquet d’Innsbruck
Les gestes qui auraient pu tout changer
Ce qui choque particulièrement les enquêteurs – et beaucoup de montagnards –, c’est la liste des choses simples qu’il n’a pas faites. Des gestes de base, enseignés dès les premiers stages de montagne, qui auraient peut-être suffi à la maintenir en vie jusqu’à l’aube.
- Il ne l’a pas enveloppée dans la couverture de survie pourtant présente dans son sac.
- Il n’a pas creusé un trou de neige ou construit un petit mur pour couper le vent.
- Lorsqu’un hélicoptère a survolé la zone vers 22 h 50, il n’a émis aucun signal lumineux alors que sa lampe frontale fonctionnait parfaitement.
- Il a bien appelé les secours à 1 h 35, puis à nouveau à 3 h 30… mais entre-temps, il avait mis son téléphone en mode silencieux.
Des détails qui, mis bout à bout, dessinent le portrait d’une gestion de crise étrangement passive pour un prétendu expert.
Les images qui accablent
Il y a pire : les webcams installées au refuge ont tout enregistré. On y voit distinctement deux points lumineux immobiles pendant des heures. Puis, vers 2 heures du matin, un seul point qui commence à descendre. L’autre reste fixe un moment… puis s’éteint définitivement. L’image est insoutenable quand on connaît la suite.
Le lendemain matin, les secours retrouvent le corps de la jeune femme exactement au même endroit. À quelques dizaines de mètres du sommet qu’elle n’atteindra jamais.
Expérience contre amour : le dilemme terrible
Je ne vais pas vous mentir : en montagne, j’ai souvent entendu cette phrase un peu cynique : « En cas de gros problème, sauve-toi d’abord, tu seras plus utile vivant pour organiser les secours. » C’est une règle froide, mais elle a sauvé des vies. Sauf que là, tout le monde s’accorde à dire que la situation n’était pas encore désespérée à 2 heures du matin.
Beaucoup de guides expérimentés affirment qu’ils auraient bivouaqué sur place, protégés tant bien que mal, en attendant le jour. Quitte à risquer leur propre hypothermie. Parce qu’abandonner son partenaire, même pour « aller chercher de l’aide », c’est souvent signer son arrêt de mort en hiver à cette altitude.
« En montagne, le lien de cordée est sacré. On ne laisse pas son compagnon, jamais. »
Un vieux guide des Alpes que j’ai croisé il y a quelques années
La défense : « Un terrible accident »
L’avocat de l’alpiniste, lui, parle d’un tragique accident. Son client aurait paniqué, cru bien faire en descendant rapidement pour guider les secours. Il aurait lui-même frôlé l’hypothermie et pensait qu’elle tiendrait jusqu’à son retour. Une version que beaucoup trouvent difficile à avaler quand on connaît le CV du bonhomme.
Car c’est peut-être ça le plus troublant : plus on creuse dans son parcours, plus on découvre un montagnard aguerri, habitué des courses engagées, qui forme même parfois des débutants. Comment un tel profil a-t-il pu commettre autant d’erreurs élémentaires en si peu de temps ? La fatigue ? La peur ? L’ego ? Le procès devra trancher.
Ce que cette affaire nous dit de l’alpinisme moderne
Derrière le drame personnel, il y a aussi une tendance de fond qui interpelle. De plus en plus de couples ou de groupes peu expérimentés se lancent dans des courses sérieuses, portés par la confiance aveugle en leur partenaire « qui connaît ». Les réseaux regorgent de photos glamour au sommet, mais rarement des nuits à -20 °C quand tout dérape.
Cette histoire rappelle cruellement que l’expérience n’est pas transitive. Aimer quelqu’un ne suffit pas à le rendre compétent en haute montagne. Et que parfois, dire non à une course trop dure pour l’autre, c’est déjà un acte d’amour.
Les leçons à tirer (et elles sont nombreuses)
- Toujours emporter deux couvertures de survie par personne en hiver.
- Prévoir des signaux lumineux puissants et savoir les utiliser (fusées, strobe).
- Ne jamais mettre son téléphone en silencieux quand on est en difficulté.
- En cas de bivouac forcé, creuser un trou dans la neige reste la meilleure protection.
- Et surtout : si votre partenaire n’a pas le niveau, adaptez l’objectif ou annulez. Un sommet, ça attendra.
Ces conseils paraissent évidents écrits comme ça. Mais à 3 800 mètres, à 2 heures du matin, avec -15 °C et 70 km/h de vent, quand la personne qu’on aime grelotte à côté de nous, plus rien n’est évident.
Cette affaire laissera des traces. Dans les tribunaux, bien sûr. Mais surtout dans la tête de tous ceux qui un jour ont attaché une corde à la taille de l’être aimé en se disant : « Avec moi, il ne risque rien. »
Parce qu’en montagne plus qu’ailleurs, l’amour ne protège pas du froid. Seule la préparation, l’humilité et parfois le renoncement le peuvent.
Et vous, jusqu’où iriez-vous pour sauver celui ou celle que vous aimez ? La question mérite d’être posée. Avant de partir.
