Il y a des dates qu’on n’oublie pas. Le 8 décembre 2024, Damas se réveillait sans lui. Plus de portrait géant aux carrefours, plus de peur viscérale quand on prononçait son nom à voix haute. Bachar al-Assad avait filé dans la nuit, direction Moscou, avec femme et enfants. Un an plus tard, le voilà devenu une sorte de fantôme numérique : il n’est plus là, mais il occupe encore tout l’espace mental des Syriens.
Je me souviens encore de l’ambiance ce matin-là dans les rues de la capitale. Les gens pleuraient, criaient, certains tiraient en l’air. Pas forcément de joie, parfois de stupeur. Treize ans de guerre, des centaines de milliers de morts, et puis plus rien. Le dictateur parti comme un voleur. Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, il joue à Call of Duty, paraît-il. C’est du moins ce que disent les rumeurs qui circulent jusqu’à Damas.
Un exil si discret qu’il en devient bruyant
Moscou, donc. Un appartement cossu dans un quartier résidentiel huppé, gardes du corps russes, pension confortable. On parle de plusieurs dizaines de millions de dollars planqués ici ou là. Les sanctions internationales ? Elles touchent surtout les Syriens restés au pays. Lui, il vit peinard. Tellement peinard qu’on finit par douter qu’il existe encore vraiment.
Et puis, de temps en temps, une vidéo resurgit. Comme celle qui a tourné en boucle il y a quelques jours. 2018, la Ghouta orientale vient d’être reprise après des années de siège et de bombardements. On le voit au volant, lunettes de soleil relevées sur le front, ricanant devant une mosquée à moitié debout : « Les Syriens n’ont pas d’argent mais ils le dépensent dans des débris, comme les pharaons. » Sa conseillère médiatique lui demande ce qu’il veut dire avant de quitter le secteur. Il éclate de rire : « Que Dieu maudisse la Ghouta. »
Cette vidéo, je l’ai vue passer sur une trentaine de groupes WhatsApp en une seule soirée. Les gens ne commentaient même plus. Juste des émojis qui pleurent de rire, ou de rage. Parfois les deux en même temps.
La Ghouta, ce nom qui brûle encore
Revenons un instant sur ce que représentait la Ghouta à l’époque. Un immense faubourg à l’est de Damas, verger historique du pays, devenu bastion rebelle dès 2012. Le régime l’a assiégé pendant cinq ans. Famine organisée, bombardements quotidiens, armes chimiques en 2013 et 2017. Des milliers de morts. Et lui qui vient se balader en 2018, comme un touriste, pour cracher sur les ruines.
Aujourd’hui, quand vous marchez dans Douma ou Harasta, vous voyez encore les carcasses d’immeubles. Les gens reconstruisent doucement, mais la colère est intacte. La vidéo a fait l’effet d’un coup de poing dans une plaie ouverte. Elle rappelle que l’homme qui a ordonné tout ça se prélasse quelque part au chaud pendant qu’eux comptent encore leurs morts.
Les jeux vidéo : nouvelle passion ou écran de fumée ?
Alors oui, les rumeurs sur les jeux vidéo. Elles ont commencé dès les premiers mois d’exil. Un compte anonyme sur un forum russe qui ressemble étrangement à son style. Des parties classées tard le soir sur Call of Duty sous pseudo. Des captures d’écran qui circulent. Vrai ? Faux ? Peu importe. L’image colle parfaitement à l’idée qu’on se fait de l’après : un homme qui a tout perdu sauf le temps, et qui le passe à tuer virtuellement ceux qu’il n’arrive plus à atteindre dans la vraie vie.
Il y a quelque chose de profondément dérangeant là-dedans. Pendant que la Syrie tente de se relever – économie en ruine, électricité trois heures par jour, prix qui flambent – son ancien maître joue à la guerre sur console. C’est presque trop parfait pour être inventé.
Un procès qui ne viendra jamais
Sur le plan juridique, c’est le vide sidéral. Mandat d’arrêt international, accusations de crimes contre l’humanité, plaintes déposées un peu partout. Mais la Russie n’extrade pas. Point final. On parle parfois d’un tribunal spécial, comme pour le Liban en son temps. Rien de concret. Les Syriens le savent : ils ne le verront jamais devant une cour.
- Pas de jugement
- Pas de vérité officielle
- Pas même une photo récente
Du coup, il reste coincé dans cette zone grise entre l’histoire et la blague potache. On le transforme en mème, on le photoshoppe en clown, on invente des dialogues absurdes. C’est une façon de reprendre la main, je suppose. Puisque la justice est hors d’atteinte, on le tue symboliquement tous les jours.
Et la Syrie, elle, comment va ?
Question légitime. Un an après, le pays respire différemment. Les portraits ont disparu des administrations. On peut critiquer le régime précédent sans risquer la prison. Les anciens prisonniers politiques rentrent peu à peu. Mais les problèmes structurels sont immenses.
L’économie ? Effondrée. La livre syrienne a perdu 99 % de sa valeur depuis 2011. Le salaire moyen tourne autour de 25 000 livres, soit moins de 20 euros au marché noir. L’essence manque, le pain est rationné, l’électricité reste capricieuse. La reconstruction ? On parle de 400 milliards de dollars nécessaires. Personne ne sait d’où viendra l’argent tant que les sanctions occidentales restent en place.
Et pourtant, il y a cette étrange légèreté dans l’air parfois. Les gens rient plus fort. Ils se moquent ouvertement. Ils osent. C’est fragile, évidemment. Le nouveau pouvoir a ses propres zones d’ombre. Mais pour l’instant, l’absence de peur est une victoire en soi.
Le fantôme reviendra-t-il ?
La question revient souvent, surtout dans les milieux loyalistes qui restent discrets mais existent encore. Un retour ? Impensable militairement. La Russie elle-même a lâché l’affaire sur le terrain, préférant négocier avec le nouveau pouvoir. L’Iran a réduit la voilure. Le Hezbollah est occupé ailleurs.
Non, Bachar al-Assad ne reviendra pas. Physiquement du moins. Mais dans les têtes ? Longtemps. Chaque fois qu’un responsable actuel commettra une erreur, on entendra : « C’était mieux avant. » Chaque fois qu’un quartier sera sans électricité, quelqu’un dira : « Au moins sous Bachar… » C’est le piège classique des dictatures longues : elles pourrissent la comparaison pour des décennies.
« On ne juge pas un dictateur seulement à ses crimes, mais aussi à la difficulté qu’a le pays à s’en remettre » – un ami damascène, l’autre soir autour d’un thé.
Ce que nous dit cette étrange survie
Au fond, l’histoire de cet exil doré et gamer est une métaphore cruelle de notre époque. Les puissants tombent rarement vraiment. Ils changent de décor, gardent l’argent, parfois même le respect de certains. Pendant ce temps, les victimes comptent les morts et reconstruisent avec des bouts de ficelle.
Je ne sais pas si Bachar al-Assad passe vraiment ses nuits sur PlayStation. Ce qui est sûr, c’est que la Syrie, elle, n’a pas encore fini son partie. Elle vient juste de passer au niveau suivant, et le boss final n’est plus là pour tricher.
Peut-être qu’un jour on aura une photo de lui, vieilli, dans un parc moscovite. Peut-être qu’on ne l’aura jamais. En attendant, il reste ce spectre qui rôde dans les téléphones, les conversations, les nuits sans électricité. Un fantôme qui fait encore rire jaune. Et qui rappelle, mine de rien, que la justice a parfois le goût amer de l’inachevé.
(Article écrit depuis Damas, un an jour pour jour après la chute. Parce que certains anniversaires méritent qu’on s’arrête un instant.)
