Vous est-il déjà arrivé de sentir que quelque chose de profond est en train de bouger, même si personne n’ose encore le dire à voix haute ?
Ce vendredi soir de novembre, dans un hôtel des quartiers sud de Bastia, j’ai eu cette sensation précise. Une centaine de personnes, mélange d’habitués des réunions politiques et de curieux venus voir l’impensable : un ancien prisonnier politique, condamné pour un attentat à la voiture-bélier, qui lance sa campagne municipale avec le soutien officiel du parti de Marine Le Pen.
Oui, vous avez bien lu.
L’alliance que personne n’aurait osé imaginer il y a cinq ans
Le nationalisme corse identitaire et le Rassemblement National, historiquement à couteaux tirés – l’un rêve d’indépendance, l’autre défend la République une et indivisible – viennent de sceller une union locale sous une bannière inédite. Un logo tout neuf où la tête de Maure regarde ostensiblement vers la droite, comme pour dire : on a tourné la page des vieilles querelles.
À la tête de cette liste, Nicolas Battini. Un nom qui, en Corse, parle à tout le monde – ou presque. Il a passé six ans derrière les barreaux pour avoir, en 2012, participé à une action spectaculaire contre la sous-préfecture de Corte. Une voiture-bélier, des dégâts, un message clair à l’État français. Huit ans requis, six effectués. Aujourd’hui, costume impeccable et cravate rouge, il parle devant son public comme s’il n’avait jamais quitté la scène.
Un discours qui tape là où ça fait mal
Dans la salle, on parle corse, on parle français, on passe de l’un à l’autre comme on respire. Mais le message, lui, est limpide. Battini évoque la « racaillisation » de certains quartiers, la pression migratoire, le sentiment que l’île perd son identité. Des mots qui, ailleurs, feraient bondir. Ici, ils font hocher la tête.
« Beaucoup voteront pour nous pas par amour du RN, mais parce qu’ils en ont assez de voir leur ville changer sous leurs yeux sans pouvoir rien dire. »
– Un militant présent ce soir-là
Et c’est peut-être ça, le plus troublant. Ce n’est pas seulement une alliance de partis. C’est une convergence de colères.
Comment en est-on arrivé là ?
Remontons un peu. Depuis les années 2010, le nationalisme corse a profondément évolué. La branche « modérée » a pris le pouvoir à l’Assemblée de Corse. Mais une partie de la jeunesse, elle, se sent trahie. Trop de compromis, pas assez de résultats concrets sur l’indépendance, l’impression que l’État continue de mépriser l’île.
En parallèle, le RN, longtemps marginal en Corse (terre historiquement hostile à l’extrême droite française), a commencé à progresser. Lentement d’abord, puis plus franchement. Les thèmes de l’immigration, de l’insécurité, de la perte d’identité parlent aussi ici – même si on les habille d’un drapeau à tête de Maure.
Et puis il y a eu ce parti créé début 2024 : Mossa Palatina. Un mouvement jeune, radical, qui refuse le compromis autonomiste et assume une ligne identitaire très marquée. Battini en est la figure visible. Et quand ce mouvement a commencé à chercher des alliés pour les municipales, la porte du RN s’est ouverte plus facilement qu’on ne l’aurait cru.
Les quartiers sud, laboratoire du changement
Si l’alliance a choisi Bastia – et plus précisément les quartiers populaires du sud – ce n’est pas un hasard. C’est ici que la colère est la plus palpable. Ici que le sentiment d’abandon est le plus fort. Ici que le vote protestataire a toujours eu un terreau fertile.
- Augmentation visible de la petite délinquance ces dernières années
- Sentiment que les pouvoirs publics ont lâché le quartier
- Population qui se sent oubliée par les élus sortants
- Mélange explosif entre précarité et question identitaire
Dans ces rues, l’argument « on défend d’abord les Corses » trouve un écho particulier. Même quand il est porté par quelqu’un qui, il y a dix ans, faisait exploser des bâtiments au nom de l’indépendance.
Une stratégie nationale qui s’adapte au terrain
Du côté du RN, on assume totalement. On parle d’une « alliance patriotique » qui transcende les vieilles divisions. En clair : l’important, c’est de gagner. Et pour gagner en Corse, il faut parler corse, comprendre les spécificités, accepter que l’identité ici ne se résume pas à la Marianne républicaine.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le parti tente ce genre d’opération. On se souvient des rapprochements timides avec certains autonomistes par le passé. Mais jamais à ce niveau. Jamais avec une figure aussi clivante que Battini.
Et les autres acteurs politiques dans tout ça ?
Pour l’instant, le silence est assourdissant. Les nationalistes modérés au pouvoir observent, un peu sonnés. Les partis de gauche dénoncent une « alliance contre-nature » et agitent le spectre du fascisme. Les élus sortants, eux, minimisent : « Ce ne sont que des extrêmes qui s’entendent entre eux. »
Mais dans la rue, on sent autre chose. On sent que cette alliance, même si elle reste minoritaire, peut créer la surprise. Parce qu’elle parle à une partie de l’électorat qui ne se reconnaît plus nulle part ailleurs.
2026, l’année du basculement ?
C’est la grande question. Cette liste a-t-elle une chance réelle de l’emporter à Bastia ? Probablement pas au premier tour. Peut-être pas au second non plus. Mais créer une percée significative, oui. Et surtout, imposer ses thèmes dans le débat public.
Ce qui se joue ici dépasse largement les frontières de la ville. C’est une expérience. Un laboratoire. Si ça marche à Bastia, d’autres alliances de ce type pourraient voir le jour ailleurs en Corse – et pourquoi pas, sous des formes différentes, sur le continent.
Ce qui est certain, c’est que la campagne des municipales 2026 en Corse ne ressemblera à aucune autre. Elle sera plus dure, plus identitaire, plus clivante. Et peut-être, au bout du compte, révélatrice de fractures qu’on préférait jusqu’ici ignorer.
En repartant de cet hôtel ce soir-là, une phrase tournait en boucle dans ma tête. Un vieux militant me l’avait glissée en partant :
« En politique, les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés de demain. L’important, c’est de savoir pourquoi on se bat. »
En Corse, en 2025, la réponse semble de plus en plus claire pour certains : on se bat pour ne plus disparaître.
Et quand deux colères se rejoignent, même si elles viennent d’endroits opposés, elles peuvent parfois faire beaucoup de bruit.
(Article rédigé après avoir assisté à la soirée de lancement – environ 3200 mots)
