Vous arrive-t-il parfois de vous demander qui, au final, paie vraiment la facture quand l’État manque d’argent ? Hier, en fin de matinée, le Sénat a apporté une réponse assez claire : pas les très grandes entreprises, en tout cas pas cette fois.
À une large majorité, la chambre haute a purement et simplement supprimé la reconduction de la surtaxe exceptionnelle sur les bénéfices des groupes réalisant plus de un milliard d’euros de chiffre d’affaires. Une mesure pourtant présentée comme l’un des piliers du projet de budget 2026 et qui devait rapporter quatre milliards d’euros. Quatre milliards, ce n’est pas rien quand on sait que le déficit public frôle encore des sommets.
Un coup de tonnerre dans un hémicycle déjà sous tension
Le vote a été net : 202 voix contre 118. Derrière ces chiffres, on retrouve la coalition habituelle qui domine le Sénat depuis des années – droite et centre – parfaitement alignée sur ce dossier. Et le message envoyé au gouvernement est limpide : on ne touche plus aux entreprises, point final.
Je dois dire que je n’ai pas été totalement surpris. Depuis plusieurs semaines déjà, les signaux étaient au rouge. Les promesses répétées selon lesquelles cette contribution ne serait que temporaire (juste pour 2025) avaient fini par lasser tout le monde, y compris certains au sein même de la majorité présidentielle.
D’où venait cette surtaxe, déjà ?
Petit retour en arrière utile. L’année dernière, face à l’urgence budgétaire, le Parlement avait voté une contribution exceptionnelle sur l’impôt sur les sociétés pour les très grandes entreprises. Rendement attendu : environ huit milliards d’euros pour 2025. Une sorte de « effort exceptionnel » en attendant des jours meilleurs.
Le gouvernement avait alors juré la main sur le cœur que ce serait limité à une seule année. Sauf que les jours meilleurs n’ont pas vraiment pointé le bout de leur nez, et l’exécutif a proposé de reconduire la mesure en 2026… mais en la divisant par deux. Moitié moins douloureux, donc, mais toujours là.
Pour le Sénat, c’est non. Et le non est même assorti d’un argumentaire bien rodé : arrêter de matraquer les entreprises et se concentrer enfin sur la réduction des dépenses publiques.
« Il est incompréhensible que l’on choisisse encore cette facilité de taxer plutôt que de réduire les dépenses. »
– Le rapporteur général du budget au Sénat
Cette phrase résume assez bien l’état d’esprit qui règne à droite et au centre-droit ces derniers mois. On ne parle plus seulement de rigueur budgétaire, on parle de changement de logiciel complet.
Quelles entreprises sont réellement concernées ?
On parle souvent des « grandes entreprises » comme si c’était une masse indistincte. En réalité, le seuil du milliard d’euros de chiffre d’affaires concerne environ 400 groupes en France. Pas les PME, pas les ETI, mais bien les géants. Ceux que l’on voit dans les classements du CAC 40 ou juste en dessous.
- Des fleurons du luxe qui affichent des marges records
- Des groupes énergétiques dopés par les cours mondiaux
- Des banques qui retrouvent des niveaux de profitabilité d’avant-crise
- Quelques acteurs du numérique qui pèsent lourd
Autant dire que l’argument du « on va tuer la poule aux œufs d’or » a du mal à passer auprès de ceux qui estiment que ces mêmes entreprises ont plutôt bien traversé la tempête ces dernières années.
L’Assemblée et le Sénat : deux planètes différentes
Ce qui rend la situation particulièrement piquante, c’est que les députés avaient, eux, validé le principe… et même voulu aller plus loin. Un amendement gouvernemental avait même fait monter la recette attendue à six milliards avant que l’ensemble du texte ne soit finalement rejeté.
On se retrouve donc avec le schéma classique : l’Assemblée plus ouverte à la pression fiscale (surtout quand elle touche les plus gros), le Sénat arc-bouté sur la défense de l’appareil productif. Rien de bien nouveau sous le soleil, sauf que cette fois, le contexte politique est particulièrement explosif.
Sans accord entre les deux chambres, on file tout droit vers un budget adopté par 49.3 ou, pire, vers une période de blocage institutionnel qui pourrait coûter cher. Très cher même.
Et si on taxait plutôt les rachats d’actions ?
Il y a tout de même eu un petit twist intéressant dans le débat. Le Sénat a adopté, grâce à une alliance inhabituelle entre certains centristes et la gauche, une taxation des rachats d’actions massifs quand ils visent à annuler les titres. Une façon de dire : « OK pour ne pas toucher à l’impôt sur les sociétés, mais on peut quand même récupérer un peu d’argent là où il y en a beaucoup ».
Sauf que, selon plusieurs observateurs, le rendement de cette mesure serait proche de zéro. Les montages financiers sont déjà tellement sophistiqués que contourner la taxe ne poserait pas de problème majeur aux directions financières. Belle intention, impact réel quasi nul.
Qui va payer à la place ?
Voici la question qui fâche. Le Sénat promet de compenser les quatre milliards manquants par des baisses de dépenses. Très bien. Mais lesquelles ?
- Supprimer des aides jugées inefficaces ?
- Revoir certains crédits d’impôt trop généreux ?
- Tailler dans les effectifs de la fonction publique ?
- Retoucher aux niches fiscales environnementales ou sociales ?
Pour l’instant, les pistes précises manquent cruellement. Et c’est bien là que le bât blesse. Parce que couper quatre milliards, ce n’est pas neutre. Cela représente, par exemple, presque le budget annuel de la justice ou plus que celui de la recherche.
Le ministre chargé de l’économie a d’ailleurs eu cette formule qui résume assez bien le dilemme : taxer les entreprises qui « vont plutôt bien » lui semble moins douloureux que d’aller chercher l’argent directement dans la poche des classes moyennes. Phrase révélatrice d’une fracture qui dépasse largement le seul débat technique.
Vers une nouvelle crise budgétaire ?
Ce qui se joue en ce moment dépasse largement la simple question de la surtaxe. C’est tout le modèle de redressement des comptes publics qui est en train de vaciller.
D’un côté, ceux qui estiment que la France a déjà un problème de prélèvements obligatoires trop élevés et qu’il faut absolument redonner de l’air aux entreprises pour relancer l’investissement et l’emploi. De l’autre, ceux qui rappellent que la justice fiscale commence par faire contribuer ceux qui ont le plus profité des années fastes.
Entre les deux, le gouvernement marche sur une corde raide. Et la corde commence sérieusement à trembler.
Ce qui est certain, c’est que le feuilleton budgétaire est loin d’être terminé. Le texte va repartir à l’Assemblée, puis revenir au Sénat, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un compromis émerge… ou pas. Et si compromis il n’y a pas, les conséquences pourraient être lourdes : budget adopté en force, censure possible, instabilité politique renforcée.
Et nous, dans tout ça ?
À titre personnel, je trouve fascinant de voir à quel point ces débats, qui paraissent parfois très techniques, touchent en réalité à des choix de société profonds. Veut-on une France où l’effort est d’abord demandé aux plus gros acteurs économiques ? Ou une France où l’on mise tout sur la baisse des dépenses, quitte à ce que cela pèse sur certains services publics ?
Il n’y a pas de réponse simple. Mais une chose est sûre : les prochaines semaines vont être déterminantes. Et quelque part, c’est aussi notre avenir collectif qui se joue dans ces amphithéâtres feutrés où l’on vote, où l’on négocie, où l’on bloque parfois.
À suivre, donc. Très attentivement.
(Article mis à jour le 29 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
