Imaginez un instant que votre cœur s’arrête demain. Pas une petite arythmie passagère, non : une insuffisance cardiaque terminale. Les greffons humains manquent cruellement, et vous êtes condamné à attendre… ou à mourir. C’est là qu’intervient une invention folle, presque de science-fiction : un cœur entièrement artificiel, capable de remplacer le vôtre pendant des mois, voire des années. En France, une entreprise a osé relever ce défi titanesque. Et aujourd’hui, alors qu’on la croyait perdue, elle vient de ressusciter.
Carmat, c’est son nom, a frôlé la liquidation ces derniers mois. Pourtant, ce lundi 1er décembre 2025, le tribunal de commerce de Versailles a validé la seule offre de reprise déposée. L’entreprise ne disparaîtra pas. Mieux : elle va repartir, plus légère, avec un nouvel actionnariat et des ambitions intactes. Retour sur une saga industrielle et humaine hors norme.
Un sauvetage in extremis pour une technologie unique au monde
Reprenons depuis le début, parce que l’histoire mérite d’être racontée calmement. Carmat développe depuis 2008 le seul cœur artificiel total au monde. Pas une assistance ventriculaire partielle, non : un vrai cœur complet, avec deux ventricules, des valves, des capteurs, capable d’imiter les battements naturels et même d’accélérer quand le patient monte un escalier.
Quand on y pense, c’est complètement dingue. On parle d’un organe de 900 grammes, fait de matériaux biocompatibles, de membranes en tissu porcin traité et de pompes miniatures, le tout piloté par un algorithme qui écoute le corps en permanence. 122 patients vivent aujourd’hui grâce à cette prothèse, certains depuis plusieurs années. C’est énorme.
Mais le chemin a été semé d’embûches. Des décès lors des essais cliniques, des suspensions d’implantations, des problèmes de qualité, et surtout une consommation de cash monstrueuse. Résultat : en juillet 2025, placement en redressement judiciaire. Rideau ? Presque.
Pierre Bastid, l’homme qui a refusé la mort de son bébé
Pierre Bastid n’est pas n’importe qui chez Carmat. Actionnaire à 17 %, président du conseil d’administration, il connaît l’entreprise comme sa poche. Quand la première offre de reprise qu’il avait montée en août a été jugée irrecevable (manque de garanties financières), beaucoup pensaient qu’il allait lâcher l’affaire.
Il ne l’a pas fait. Soutenu par la holding italienne Santé Holding (famille Ligresti, autre actionnaire historique), il a remis un dossier béton en novembre. Et cette fois, ça a marché. La nouvelle structure, une SAS sobrement baptisée Carmat, reprend l’activité, les brevets, les machines… tout ce qui fait l’âme de l’entreprise.
« Il faut remettre la machine en marche »
Pierre Bastid, juste après la décision du tribunal
Six mois d’arrêt presque total, ça laisse des traces. Fournisseurs méfiants, équipes démotivées, études cliniques en standby… Le nouveau patron sait qu’il a du pain sur la planche. Mais il y croit dur comme fer.
Un plan social douloureux mais inévitable
Toute renaissance a un coût humain. Sur 127 salariés début décembre, 88 seulement seront repris. 39 personnes vont se retrouver sur le carreau. C’est brutal, forcément. Dans une medtech aussi pointue, chaque ingénieur, chaque technicien spécialisé compte double.
Pourtant, Pierre Bastid n’avait pas le choix. Pour survivre, Carmat doit redevenir agile, réduire la voilure, se concentrer sur l’essentiel : finaliser le produit, relancer la production, convaincre les payeurs (Sécurité sociale en France, FDA aux États-Unis).
- Relance de la production dans les Yvelines
- Remotivation des fournisseurs clés
- Poursuite des démarches de remboursement
- Préparation du dossier américain
- Objectif équilibre financier visé pour 2030-2031
L’ambition à moyen terme ? Devenir un vrai acteur européen de la cardiologie interventionnelle. Voire construire autour de Carmat tout un écosystème medtech français. On en est loin, mais l’idée fait rêver.
Les petits actionnaires, grands perdants de l’opération
Si les patients et les salariés gardent un espoir, les petits porteurs, eux, déchantent sévèrement. La nouvelle Carmat ne sera plus cotée en Bourse. Tous ceux qui avaient cru au rêve depuis l’introduction en 2010 voient leurs actions réduites à néant.
L’association des actionnaires minoritaires parle de « douche froide ». Certains membres envisagent même des actions en justice. Difficile de leur en vouloir : des milliers d’euros partis en fumée pour beaucoup de retraités ou de passionnés de medtech qui avaient misé sur l’innovation française.
D’un autre côté, sans cette reprise, c’était 100 % de perte assurée. Pierre Bastid a proposé à certains de réinvestir dans la nouvelle structure. Quelques-uns pourraient suivre. La plupart, non.
Et les patients dans tout ça ?
C’est la question que tout le monde se posait quand Carmat a été placé en redressement judiciaire : que deviennent les 122 personnes qui portent ce cœur dans la poitrine ? La réponse est rassurante : la maintenance continue.
Les batteries externes, les consoles de contrôle, les visites de suivi… tout cela reste assuré. La nouvelle Carmat reprend aussi ces contrats de service. Aucun patient ne sera abandonné. C’est déjà une immense victoire.
2026, l’année de tous les dangers (et des espoirs)
L’année prochaine va être décisive. Il faudra :
- Relancer la fabrication (quelques cœurs par mois au début)
- Obtenir enfin le remboursement en France (dossier en cours depuis des années)
- Avancer sur le marché américain, le Graal absolu
- Prouver que la dernière version du prothèse est fiable à long terme
Si tout se passe bien, Carmat pourrait devenir rentable d’ici cinq à six ans. C’est long ? Oui. Mais dans le domaine des implants cardiaques de classe III, c’est presque rapide.
Personnellement, je trouve ça fascinant. On parle d’une technologie qui pourrait, à terme, sauver des dizaines de milliers de vies chaque année. Rien qu’en Europe et aux États-Unis, plus de 100 000 personnes meurent annuellement en attendant une greffe cardiaque. Carmat n’aura jamais vocation à toutes les sauver, mais même 2 000 ou 3 000 par an, ce serait déjà historique.
Pourquoi cette histoire nous concerne tous
Au-delà du sauvetage d’une entreprise, c’est tout un modèle qui est en jeu. Celui de l’innovation médicale radicale en France. On a les cerveaux, on a les cliniciens parmi les meilleurs du monde, on a même parfois les investisseurs… mais on peine à transformer l’essai industriel.
Carmat, c’est un peu le Concorde de la medtech : un exploit technologique absolu, mais un modèle économique qui fait peur. La reprise actuelle montre qu’un actionnariat patient, prêt à attendre dix ou quinze ans, peut encore exister. C’est plutôt réconfortant.
Et puis il y a cette dimension humaine, presque poétique. Un cœur artificiel français qui refuse de s’arrêter de battre. Comme un symbole. Dans un pays où on aime parfois penser que tout est fichu, voilà une histoire qui redonne un peu d’espoir.
Alors oui, il y aura encore des galères. Oui, des patients vont continuer à nous quitter, avec ou sans prothèse. Oui, l’argent restera le nerf de la guerre. Mais aujourd’hui, Carmat est vivant.
Et tant qu’il bat, il nous rappelle que l’impossible n’est jamais totalement hors de portée.
