Vous souvenez-vous encore de ce vent d’espoir qui soufflait sur Tunis en janvier 2011 ? Moi oui. Et pourtant, quinze ans plus tard, j’ai parfois l’impression que tout cela n’a été qu’un rêve trop beau. Hier soir, une poétesse que j’aime lire a été condamnée à vingt ans de prison. Ce matin, elle manifestait quand même dans la rue. Et ce soir, elle dort en cellule. Cette femme s’appelle Chaïma Issa et son histoire résume, à elle seule, le chemin douloureux que prend la Tunisie aujourd’hui.
Un symbole qui refuse de se taire
Il y a des arrestations qui passent presque inaperçues et d’autres qui font l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Celle de Chaïma Issa appartient clairement à la seconde catégorie. Imaginez : la veille, un tribunal confirme une peine de vingt ans pour « complot contre la sûreté de l’État ». Le lendemain, elle est dans la rue, parmi des centaines de personnes, pour crier que la liberté d’expression n’est pas négociable. Et là, des agents en civil la saisissent, la poussent dans une voiture banalisée. Fin de l’histoire ? Non, juste le début d’un nouveau chapitre tragique.
Ce qui frappe, c’est l’absurdité de la scène. Comme l’a dit son avocat, Samir Dilou, avec une pointe d’ironie amère :
« Si elle avait voulu fuir, elle serait partie. Au lieu de ça, elle est venue manifester. »
Et il a raison. Chaïma Issa n’a jamais fui. Ni les intimidations, ni les convocations, ni les menaces. Elle a choisi, jusqu’au bout, de rester debout.
Qui est vraiment Chaïma Issa ?
Beaucoup la réduisent à « militante de l’opposition ». C’est vrai, mais c’est réducteur. Chaïma est avant tout une poétesse. Ses textes circulent sous le manteau depuis des années, lus à voix basse dans les cafés de la médina ou partagés en stories Instagram avant d’être supprimés. Elle parle d’amour, de dignité, de femmes qui refusent de baisser les yeux. Elle a aussi été l’une des voix les plus claires du Front de salut national, cette coalition hétéroclite qui tente – tant bien que mal – de faire barrage au pouvoir personnel de Kais Saied.
Ce qui la rend dangereuse aux yeux du régime ? Elle est crédible. Elle est cultivée. Elle parle calmement, sans haine, mais avec une fermeté qui dérange. Et surtout, elle est une femme. Dans un système qui craint par-dessus tout les voix féminines libres, c’est presque un crime en soi.
Retour sur le « complot » qui vaut vingt ans de prison
Reprenons les faits, parce qu’ils sont hallucinants. Depuis 2023, une quarantaine de personnes – responsables politiques, avocats, journalistes, militants – ont été jugés dans ce qu’on appelle désormais l’affaire du « complot contre la sûreté de l’État ». Les accusations ? Avoir tenu des réunions, échangé des messages, critiqué le président. Bref, faire de la politique dans un pays où la politique semble devenue un délit.
Le procès s’est déroulé dans une atmosphère surréaliste. Avocats parfois empêchés d’accéder au dossier. Audiences à huis clos partiel. Preuves principales : des écoutes téléphoniques et des captures d’écran de conversations privées. Le verdict en appel, tombé vendredi soir, a été sans appel : peines allant jusqu’à 28 ans de prison. Chaïma Issa écope de 20 ans. Vingt ans pour des mots.
À titre de comparaison, en Tunisie, un violeur récidiviste risque entre 10 et 20 ans. Cherchez l’erreur.
L’été 2021 : le jour où tout a basculé
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter à ce fameux 25 juillet 2021. Ce soir-là, Kais Saied annonce qu’il gèle le Parlement, limoge le gouvernement et s’octroie les pleins pouvoirs en invoquant l’article 80 de la Constitution. Sur le moment, une partie de la population exulte : enfin quelqu’un qui remet de l’ordre dans ce chaos post-révolutionnaire !
Moi le premier, je me souviens avoir pensé : « Peut-être que c’est le mal nécessaire. » Quatre ans plus tard, je mesure à quel point je me trompais.
Depuis, les étapes se sont enchaînées avec une logique implacable :
- Dissolution du Parlement
- Nouvelle Constitution taillée sur mesure (2022)
- Parlement croupion aux pouvoirs réduits
- Décret-loi 54 sur les « fausses informations » (le texte fourre-tout qui permet d’arrêter n’importe qui pour un tweet)
- Et maintenant, des peines dignes d’une dictature d’un autre temps
Le tableau n’est pas joli. Et pourtant, beaucoup de Tunisiens continuent de soutenir le président. Parce que l’économie va mal, parce que la classe politique traditionnelle est discréditée, parce qu’on préfère l’ordre à la liberté quand le frigo est vide. C’est humain. Mais c’est aussi terriblement dangereux.
La rue refuse de se taire
La manifestation de samedi, malgré l’arrestation de Chaïma Issa, a eu lieu. Quelques centaines de personnes – pas des dizaines de milliers, soyons honnêtes – mais des centaines quand même. Organisée par des associations féministes historiques comme l’Association tunisienne des femmes démocrates ou Aswat Nissa, elle a résonné comme un cri de rage contenu.
Une manifestante, Manel Othmani, résumait bien l’état d’esprit :
« On ne renoncera pas à la liberté d’expression qu’on a gagnée en 2011. Jamais. »
Et c’est peut-être là que réside le paradoxe tunisien. Le régime peut emprisonner, intimider, bâillonner. Mais il n’a pas encore totalement éteint cette petite flamme née dans la rue il y a quinze ans. Elle vacille, elle faiblit, mais elle brûle encore.
Et maintenant ?
La question que tout le monde se pose : jusqu’où cela va-t-il aller ? Les ONG internationales parlent d’une « répression systématique ». Les rapports se multiplient : plus de 60 personnes détenues pour des motifs politiques ou d’opinion. Des avocats frappés d’interdiction de voyage. Des médias indépendants asphyxiés financièrement.
Dans le même temps, Kais Saied continue de jouir d’une popularité réelle dans certains milieux populaires. Il parle de « souveraineté nationale », de « complots étrangers », de « purification » du pays. Un discours qui rappelle furieusement d’autres époques, d’autres régimes.
Le plus inquiétant ? Le silence assourdissant de nombreux intellectuels et artistes qui, par peur ou calcul, préfèrent se taire. Comme si l’histoire ne nous avait rien appris.
Pourquoi cela nous concerne tous
On pourrait se dire : « C’est loin, c’est la Tunisie, ça ne me concerne pas. » Grave erreur. Ce qui se passe là-bas est un laboratoire grandeur nature de la façon dont une démocratie, même fragile, peut glisser vers l’autoritarisme en quelques années à peine. Et les ingrédients sont universels : crise économique, discrédit des élites, homme providentiel, peur de l’étranger, contrôle des réseaux sociaux…
Chaïma Issa en prison, ce n’est pas qu’une poétesse bâillonnée. C’est un signal d’alarme. Et les signaux d’alarme, on a trop tendance à les ignorer jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
Alors oui, l’histoire de Chaïma Issa me touche personnellement. Parce qu’elle me rappelle que la liberté d’expression n’est jamais définitivement acquise. Parce qu’elle me rappelle que les poètes, parfois, sont les derniers remparts quand tout le reste s’effondre. Et parce qu’en fermant les yeux sur son sort, c’est un peu de notre propre liberté qu’on enterre avec elle.
Ce soir, quelque part à Tunis, une femme dort en prison pour avoir osé parler. Demain, d’autres suivront peut-être. À nous de choisir de quel côté de l’histoire nous voulons être.
(Article écrit le 29 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
