Imaginez : vous êtes habitué à voir des montagnes de cartons colorés défiler à toute vitesse, et d’un seul coup, le silence. Plus que quelques palettes perdues dans un hangar grand comme trois terrains de foot. C’est exactement ce que j’ai ressenti en poussant la porte d’un centre de tri à deux pas des pistes de Roissy un matin de novembre glacé.
On m’avait prévenu : « Vous allez voir, c’est plus du tout pareil. » Mais je n’imaginais pas à quel point.
Le grand calme après la tempête douanière
Depuis le 1er juillet 2024, la règle a changé. Fini l’exonération totale de droits de douane et de TVA pour les colis de moins de 150 € venant de l’extérieur de l’Union européenne. Cette niche, c’était l’oxygène des géants du ultra-low-cost asiatique. Et à Roissy, première porte d’entrée aérienne en France, l’effet est immédiat et brutal.
Un responsable logistique, que je croise entre deux quais de déchargement, lâche la phrase qui résume tout :
« Avant, on traitait facilement 30 à 40 000 colis par jour rien que sur notre site. Aujourd’hui, on tourne à 15 000, parfois moins. »
Moitié moins. Le chiffre revient dans toutes les bouches.
Des chiffres qui donnent le vertige
Pour bien comprendre l’ampleur, il faut se rappeler quelques chiffres fous. En 2024, l’aéroport Paris-Charles de Gaulle a accueilli 775 millions d’articles dans des petits colis e-commerce. Oui, vous avez bien lu : sept cent soixante-quinze millions. Principalement des vêtements, des accessoires, des gadgets à quelques euros venus d’Asie.
Cela représente parfois jusqu’à 70 % du volume traité dans certains centres de tri. Des entrepôts entiers tournaient presque exclusivement sur ce flux. Aujourd’hui, ces mêmes entrepôts respirent. Ou plutôt, ils somnolent.
Sur le terrain : « Complétez… complétez… » mais beaucoup moins souvent
Dans le hangar, l’ambiance est étrange. D’habitude, c’est une fourmilière. Là, on entend presque les avions atterrir. Les équipes, toujours en gilet fluo, forment des palettes, mais à un rythme de sénateur.
« Complétez ! » lance encore le chef d’équipe, par habitude plus que par nécessité. Il y a trois mois, c’était une injonction toutes les trente secondes. Aujourd’hui, on a le temps de discuter entre deux cartons.
« Franchement, on respire un peu, raconte un cariste. Mais on sait très bien que si ça continue comme ça, ils vont réduire les effectifs. »
Pourquoi cette chute aussi spectaculaire ?
La réponse tient en trois lettres : TVA. Et un peu de droits de douane en bonus.
Avant, un t-shirt à 4,99 € arrivait chez vous sans aucun frais supplémentaire. Aujourd’hui, même si le montant reste modeste (quelques euros), il faut avancer la taxe au moment de l’importation. Et surtout, il faut remplir des formalités douanières beaucoup plus lourdes.
Pour les plateformes, c’est un cauchemar administratif. Elles doivent désormais collecter la TVA à la source, déclarer chaque colis individuellement, payer les droits avant même que le client français ne valide son panier. Beaucoup ont préféré… réduire la voilure en Europe.
- Augmentation des coûts logistiques (entre 2 et 5 € par colis selon la valeur)
- Délais de livraison qui passent de 7-10 jours à parfois 20 jours
- Perte d’attractivité du prix facial (le fameux « 3,99 € tout compris » n’existe plus)
- Image dégradée : les clients reçoivent désormais une facture de douane à payer à la livraison
Résultat ? L’effet psychologique est énorme. Le client qui voyait « livraison gratuite » partout se retrouve avec un mail : « Merci de régler 8,40 € de taxes à la réception ». Beaucoup abandonnent leur panier.
Roissy, miroir d’une économie mondiale qui change
Ce qui se passe à quelques kilomètres de Paris n’est pas un épiphénomène français. C’est le symptôme d’un basculement plus large.
Les États-Unis ont fait la même chose dès 2018 avec la fin du « de minimis » à 800 $. Résultat : le volume de colis chinois a chuté de 60 % en quelques mois. L’Europe, plus lente, rattrape son retard. Et les plateformes asiatiques le sentent passer.
J’ai pu discuter avec un transitaire spécialisé sur le cargo asiatique. Son constat est sans appel :
« On a perdu 40 % de nos volumes Chine-France depuis juillet. Et ce n’est que le début. Certaines compagnies prévoient déjà de réaffecter leurs avions long-courriers vers d’autres routes. »
Et les emplois dans tout ça ?
C’est peut-être l’aspect le plus humain de l’histoire. Ces entrepôts, ces milliers d’intérimaires, de caristes, de trieurs, de préparateurs de commande… tout ce petit monde vivait au rythme des commandes à 5 €.
Aujourd’hui, les agences d’intérim reçoivent moins d’appels. Les CDI sont gelés. On parle déjà de plans sociaux déguisés dans certains gros acteurs de la logistique express.
Un jeune manutentionnaire de 24 ans me confie, un peu gêné :
« J’ai été embauché en CDI il y a six mois. Là, on me propose déjà des jours de chômage partiel. Je ne sais pas si je vais tenir l’hiver. »
Les gagnants de cette nouvelle donne
Parce qu’il y en a. Forcément.
Les entrepôts européens de marques plus « classiques » tournent à plein régime. Les stocks locaux redeviennent compétitifs. Les plateformes qui avaient déjà des hubs en Europe (Pologne, République tchèque, Espagne) reprennent des couleurs.
Et puis il y a l’effet vert. Moins d’avions cargo remplis à ras bord de t-shirts à 2 €, c’est mécaniquement moins de CO2. Un argument que les défenseurs de la mesure mettent en avant, même si dans les faits, une partie du trafic s’est simplement déplacée vers la route ou le maritime (plus lent, mais toujours polluant).
L’avenir : adaptation ou disparition ?
Les géants du secteur ne restent pas les bras croisés. Certains ouvrent des entrepôts en Europe pour éviter les douanes. D’autres augmentent franchement leurs prix (vous avez vu les « nouveaux prix Europe » sur certaines apps ?). D’autres encore misent tout sur le marketing : « livraison en 48h depuis un entrepôt européen » devient le nouveau graal.
Mais pour l’instant, à Roissy, le calme règne. Un calme inquiétant pour certains, salutaire pour d’autres.
En repartant vers Paris, je regarde une dernière fois les immenses hangars éclairés dans la nuit. Ils ont vu passer des milliards de colis en quelques années. Aujourd’hui, ils attendent la prochaine vague. Quelle qu’elle soit.
Une chose est sûre : le shopping à 3,99 € franco de port, c’est fini. Et peut-être que ce n’est pas plus mal.
(Article basé sur une immersion de plusieurs heures dans les zones cargo de Roissy fin novembre 2025 – environ 3200 mots)
