Il y a des images qu’on préférerait ne jamais revoir. Un zodiac retourné au petit matin, des gilets orange qui flottent comme des bouées abandonnées, et cette litanie macabre qui revient trop souvent : « encore des morts en Manche ». Presque tous les mois, parfois toutes les semaines. Et pourtant, vingt ans après la signature des fameux accords qui ont déplacé la frontière britannique sur le sol français, on continue comme si de rien n’était. C’est dans ce contexte lourd, presque étouffant, qu’un groupe de députés a décidé de bouger les lignes.
Une commission d’enquête pour remettre l’humain au centre
Le geste est rare, presque solennel. En utilisant leur « droit de tirage », les élus communistes et ultramarins viennent de créer une commission d’enquête parlementaire dédiée à la politique migratoire à la frontière franco-britannique. Objectif affiché : sortir du tout-sécuritaire et documenter, noir sur blanc, ce qui se passe réellement entre Calais, Dunkerque et les côtes anglaises.
On ne parle pas ici d’une énième audition de courtoisie. Cette commission aura six mois pour auditionner qui elle veut – policiers, associations, sauveteurs en mer, élus locaux, migrants eux-mêmes – et pour rendre un rapport qui pourrait peser lourd dans le débat public. Parce que, soyons honnêtes, le sujet est devenu une sorte de tabou qu’on effleure en période électorale et qu’on range ensuite dans le placard.
Les accords du Touquet dans le viseur
Revenons un instant en arrière. En 2003-2004, quand ces accords ont été signés, l’idée semblait presque logique : plutôt que de laisser les contrôles se faire à Douvres ou Folkestone, autant les avancer sur le continent. Résultat ? La frontière britannique commence officiellement à Calais, Grande-Synthe ou Coquelles. Pratique pour Londres, beaucoup moins pour les communes du littoral nord qui se retrouvent en première ligne.
Vingt ans plus tard, le bilan est contrasté, c’est le moins qu’on puisse dire. D’un côté, le Royaume-Uni finance une partie des dispositifs français (clôtures, caméras, drones). De l’autre, des milliers de personnes continuent de risquer leur vie pour quelques kilomètres de mer. Et quand ça tourne mal, c’est toujours la France qui gère les secours, les corps, les familles.
« Il y a des morts presque tous les mois »
– Un président de groupe parlementaire qui n’en peut plus de voir ça
Ce que la commission veut vraiment regarder de près
La liste des points à éclaircir est longue, et franchement nécessaire. On sent que les parlementaires ont envie d’aller chercher la vérité là où elle dérange.
- Les pratiques de maintien de l’ordre dans les campements : gaz lacrymogènes sur des familles, destructions d’abris en plein hiver… jusqu’où va-t-on ?
- Le sauvetage en mer : manque-t-on cruellement de moyens ou est-ce une question de volonté politique ?
- La politique dite du « zéro point de fixation » : raser les camps tous les deux jours empêche-t-il vraiment les départs ou crée-t-on juste de la misère en mouvement perpétuel ?
- L’impact sur les habitants du littoral : épuisement des services publics, tensions parfois exacerbées, sentiment d’abandon.
Et derrière ces questions techniques, il y a une ambition plus large : formuler des recommandations pour sortir d’une logique uniquement répressive. Parce que criminaliser les exilés, ça n’a jamais fait baisser le nombre de traversées, ça a juste rendu la vie plus dure à tout le monde.
Pourquoi maintenant ?
La vraie question, c’est peut-être celle-là. Pourquoi 2025 ? Pourquoi cette mandature-ci ? Plusieurs éléments se croisent.
D’abord, le drame ne faiblit pas. Malgré les milliards dépensés en barrières high-tech, les traversées n’ont jamais été aussi nombreuses. Ensuite, il y a cette lassitude générale : associations au bout du rouleau, élus locaux qui ne savent plus à quel saint se vouer, et une partie de l’opinion publique qui commence à se dire que, peut-être, on pourrait essayer autre chose que la matraque et les grillages.
Et puis il y a le calendrier. Avec les municipales qui pointent en 2026, certains maires de la côte aimeraient bien pouvoir dire qu’on les a enfin écoutés. Cette commission tombe au bon moment pour mettre tout le monde face à ses responsabilités.
Ce qui pourrait changer (ou pas)
Soyons réalistes : une commission d’enquête n’a pas de pouvoir magique. Elle ne va pas renégocier les accords du Touquet à elle seule, ni ouvrir grand les frontières demain matin. Mais elle peut faire quelque chose d’immensément précieux : remettre des visages et des histoires derrière les chiffres.
Quand on entendra un sauveteur raconter qu’il a repêché des enfants frigorifiés, ou une maire expliquer qu’elle n’a plus de solution pour héberger décemment des familles entières, ça pèsera forcément. Peut-être pas assez pour tout bouleverser, mais suffisamment pour faire bouger quelques lignes.
Et qui sait ? Peut-être qu’on commencera enfin à parler de couloirs humanitaires, de répartition européenne équitable, de coopération sincère avec le Royaume-Uni post-Brexit au lieu de se renvoyer la balle indéfiniment.
Un sujet qui nous concerne tous
Ce qui se passe à Calais ou Grande-Synthe, ce n’est pas « le problème des gens du Nord ». C’est le reflet de notre façon collective de traiter ceux qui fuient la guerre, la misère ou le chaos climatique. On peut fermer les yeux, renforcer les barbelés, mais les bateaux continueront de partir tant qu’on n’aura pas le courage de regarder le problème en face.
Cette commission, c’est peut-être une petite lumière dans un tunnel qui dure depuis trop longtemps. Elle ne résoudra pas tout, loin de là. Mais elle a au moins le mérite de dire : stop, on arrête de faire comme si tout allait bien. On regarde la réalité en face, on écoute ceux qui sont au charbon tous les jours, et on essaie – enfin – de faire autrement.
Parce qu’au bout du compte, la question n’est pas de savoir si on est pour ou contre l’immigration. Elle est de savoir quel type d’humains on veut être quand des gens risquent leur vie pour quelques kilomètres d’eau glacée.
Et ça, ça nous regarde tous.
