Il est 9 h 15 un matin de décembre, et déjà la salle sent le café trop sucré et l’espoir un peu forcé. Jasmine, 18 ans tout juste, pousse la porte de la mission locale du 14e arrondissement de Paris avec cette démarche mi-pressée mi-résignée qu’ont beaucoup de jeunes qu’on croise ici. Elle vient pour dix jours d’atelier « mini-entreprise ». Dix jours pour apprendre à créer une boîte, pitcher, vendre. Dix jours où, enfin, on lui demande d’être actrice de son avenir. Sur le papier, c’est beau. Dans la vraie vie ? C’est déjà plus compliqué.
Parce que derrière ces mots ronflants – contrat d’engagement jeune, accompagnement renforcé, 15 à 20 heures hebdomadaires obligatoires – il y a une réalité bien plus brute : des jeunes paumés, parfois sans diplôme, souvent sans réseau, et un État qui serre la vis budgétaire comme jamais.
Le CEJ, c’était censé être la réponse à tout
Lancé en mars 2022 dans la foulée de la crise Covid, le Contrat d’Engagement Jeune a remplacé la Garantie Jeunes avec un discours ambitieux : plus aucun jeune de moins de 26 ans (30 ans en situation de handicap) ne doit rester sans solution plus de quelques mois. L’idée ? Un parcours sur mesure de 6 à 12 mois, parfois 18, avec une allocation pouvant aller jusqu’à 528 € par mois, à condition de respecter un programme chargé : stages, formations, ateliers collectifs, immersions en entreprise, rendez-vous individuels toutes les deux semaines.
Sur le papier, c’est du lourd. Dans les faits, j’ai passé plusieurs jours dans une mission locale parisienne et j’ai vu autre chose : des conseillers débordés, des jeunes qui enchaînent les semaines sans vrai stage, et une épée de Damoclès budgétaire qui plane au-dessus de tout le monde.
Un parcours qui ressemble parfois à un marathon sans ligne d’arrivée
Prenez Jasmine. Bac pro commerce en poche, elle a enchaîné les petits jobs : vendeuse chez Zara pendant les soldes, hôtesse d’accueil pendant les JO, livreuse Uber Eats quand il pleut trop. Aujourd’hui elle est au CEJ depuis quatre mois. Elle a fait deux stages d’une semaine chacun. Le reste du temps ? Ateliers CV, simulations d’entretien, et beaucoup, beaucoup d’attente.
« On nous dit qu’on est acteurs, mais parfois j’ai l’impression d’être spectatrice de ma propre vie »
– Jasmine, 18 ans, en CEJ depuis septembre
Et elle n’est pas seule. Sur la vingtaine de jeunes que j’ai croisés cette semaine-là, presque tous racontaient la même chose : des promesses d’immersion en entreprise qui tardent, des formations annulées faute de places, des conseillers qui gèrent parfois 90 dossiers en même temps au lieu des 50 recommandés.
L’allocation : un filet de sécurité… ou un piège ?
528 € maximum, c’est mieux que rien. Sauf que c’est calculé en fonction des revenus et du logement. Beaucoup touchent entre 200 et 300 €. De quoi payer le téléphone et les transports, parfois un bout de loyer chez les parents. Mais certainement pas de quoi vivre décemment à Paris.
- Pour un jeune qui vit encore chez ses parents et n’a aucun revenu : jusqu’à 528 €
- S’il a une petite bourse ou un job étudiant : l’allocation chute vite
- S’il travaille plus de 78 heures dans le mois : plus rien du tout
Résultat ? Certains préfèrent garder un petit job alimentaire plutôt que de tout miser sur le CEJ. « Je peux pas me permettre de perdre 400 € par mois en espérant un stage qui n’arrive jamais », m’a confié Mehdi, 23 ans, qui livre des sushis le soir tout en étant suivi à mi-temps.
Les chiffres qui font mal
Officiellement, plus d’un million de jeunes sont entrés dans le dispositif depuis 2022. Superbe. Mais quand on regarde de plus près :
- Seule la moitié environ sort avec un CDI ou un CDD de plus de 6 mois
- Un tiers abandonne en cours de route
- Près de 20 % retournent directement au chômage ou à l’inactivité
Et puis il y a cette donnée qui circule dans les couloirs des missions locales : le budget 2025-2026 serait en nette baisse. Moins de moyens pour les ateliers collectifs, moins de places en formation qualifiante, moins de conseillers. Un formateur me glisse, off the record : « On va devoir faire du CEJ low-cost. Ça va être compliqué de tenir la promesse d’accompagnement renforcé. »
Pourtant, quand ça marche, c’est magique
Parce qu’il faut le dire aussi : pour certains, le CEJ change vraiment la donne. Il y a Yannis, 21 ans, qui a créé sa micro-entreprise de graphisme après l’atelier mini-entreprise. Il y a Inès qui a décroché un contrat d’apprentissage en pâtisserie après six mois de stages. Il y a même ceux qui, simplement, reprennent confiance.
« Avant j’avais honte de dire que j’étais au chômage. Là, au moins, j’ai un cadre, des gens qui croient encore en moi. »
– Sarah, 24 ans, en CEJ depuis 8 mois
Le problème, ce n’est pas tant le dispositif en lui-même que les moyens qu’on lui donne. Un bon conseiller qui suit 40 jeunes au lieu de 90, des entreprises vraiment partenaires, des formations financées jusqu’au bout : ça marche. Mais aujourd’hui, on est loin du compte.
Et demain ?
En 2026, le CEJ pourrait être raboté, fusionné, ou carrément remplacé. Certains parlent déjà d’un « revenu jeune » universel, d’autres d’un retour à des dispositifs plus light. Une chose est sûre : tant que le marché de l’emploi restera aussi fermé aux moins de 25 ans – taux de chômage à 17,8 % contre 7 % pour l’ensemble de la population –, aucun dispositif miracle ne suffira.
En sortant de la mission locale ce jour-là, Jasmine m’a regardé avec un sourire fatigué : « De toute façon, on n’a pas le choix, hein ? Faut bien essayer. » Elle a raison. Mais on peut quand même se poser la question : est-ce normal qu’à 18 ans, essayer soit déjà un luxe ?
(Article basé sur plusieurs jours d’immersion dans une mission locale parisienne et des entretiens avec une dizaine de jeunes et conseillers. Aucun nom n’a été modifié avec l’accord des intéressés.)
