Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’il se passe quand des pêcheurs décident, presque par eux-mêmes, de brider leur propre activité pour sauver ce qu’ils aiment le plus ? Moi oui, et la réponse se cache aujourd’hui au large de la Normandie, là où la mer charrie des tonnes de coquilles Saint-Jacques comme jamais auparavant.
Imaginez : il y a quinze ans, les scientifiques comptaient à peine 10 000 tonnes de ce trésor bivalve dans toute la baie de Seine. Fin 2025, le même relevé en annonce 120 000. Douze fois plus. Et ce n’est pas un miracle climatique isolé. C’est le fruit d’une gestion qui force le respect et qui vient, ces jours-ci, d’être couronnée par le label bleu du Marine Stewardship Council. Autrement dit, la pêche à la coquille en baie de Seine est officiellement devenue l’une des plus durables au monde.
Une reconnaissance qui ne doit rien au hasard
Obtenir le sésame MSC, ce n’est pas juste coller une étiquette sur des coquilles pour faire joli à l’étal. Pendant onze mois, des auditeurs indépendants ont passé au peigne fin chaque aspect de la pêcherie : état du stock, impact sur l’écosystème, traçabilité, gouvernance… Rien n’échappe à la loupe.
Et là, surprise : la baie de Seine coche quasiment toutes les cases. Mieux, elle fait figure d’exemple alors que tant d’autres zones de pêche s’effondrent sous la pression. Comment en est-on arrivé là ? C’est ce que j’ai voulu comprendre.
Un suivi scientifique sur plus d’un demi-siècle
La première force de cette pêcherie, c’est le temps long. Les campagnes scientifiques démarrent dans les années 70. On connaît donc le cycle de vie de la coquille normande mieux que beaucoup d’espèces marines ailleurs.
Chaque automne, les plongées et les dragages scientifiques dressent l’inventaire précis des juveniles, des adultes, des zones de recrutement. Quand on dispose de cinquante ans de données comparables, on ne travaille plus à l’aveugle. On anticipe.
« On a une vision claire de l’évolution du gisement année après année. C’est une chance rare. »
– Un scientifique spécialisé en ressources halieutiques
Des règles strictes… et respectées
La baie de Seine, c’est un peu le Far West devenu jardin à la française. Ici, pas de quota européen imposé d’en haut. La coquille Saint-Jacques n’entre pas dans le système des TAC communautaires. Tout se décide localement, entre pêcheurs, sous le contrôle du comité régional.
Et ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère :
- Saison ultra-courte : à peine cinq mois, du début novembre à fin mars pour la zone principale
- Quotas par marée : maximum 1,8 tonne pour les plus gros bateaux
- Nombre de sorties limité : quatre par semaine en pleine saison, moins ensuite
- Taille minimale de capture : 11 cm grâce aux anneaux des dragues
- Jachères tournantes depuis 2016 : chaque année, une zone riche en juveniles est fermée totalement
Ces jachères, d’ailleurs, sont nées presque par accident. À l’origine, des fermetures sanitaires. Les pêcheurs ont constaté que les coquilles repoussaient mieux dans ces secteurs protégés. Ni une ni deux, ils ont institutionnalisé la pratique. C’est ça, l’intelligence collective quand elle fonctionne.
Un stock qui explose : les chiffres parlent d’eux-mêmes
Revenons aux chiffres, parce qu’ils sont vertigineux. En 2010 : environ 10 000 tonnes. En 2025 : 120 000 tonnes estimées. Entre-temps, la pêcherie n’a jamais cessé de tourner, avec des captures annuelles autour de 25 à 30 000 tonnes. On prélève donc largement moins que ce que la nature reconstitue chaque année.
Pour vous donner une idée, c’est comme si vous aviez un compte en banque qui vous rapporte 15 % d’intérêts par an et que vous ne retiriez que 3 %. À ce rythme-là, le capital grossit vite. Très vite.
Les conditions naturelles ont aidé… mais pas seulement
Évidemment, la nature a mis du sien. Les températures de l’eau, les blooms planctoniques, l’absence (pour l’instant) de prédateurs massifs comme le poulpe qui adore les jeunes coquilles… tout ça joue. Mais croire que le boom actuel est uniquement climatique serait une erreur.
Partout où la pression de pêche reste forte, même avec des conditions favorables, les stocks peinent à se reconstituer. Ici, la limitation drastique de l’effort de pêche a clairement fait la différence. La preuve par l’exemple.
Ce qui reste à améliorer (parce qu’il en reste)
Le label MSC n’est pas un blanc-seing. L’organisme a pointé un chantier prioritaire : le suivi des déclarations de captures. En clair, il existe encore des débarquements non déclarés ou sous-déclarés. Personne ne nie le phénomène, difficile à chiffrer mais réel.
Les pêcheurs le savent et travaillent déjà sur des outils numériques plus fiables. Car la transparence totale, c’est la condition sine qua non pour garder le label cinq ans. Et personne n’a envie de le perdre après tant d’efforts.
Et maintenant ? Les enjeux commerciaux
Avec 30 000 tonnes par an, la baie de Seine reste le plus gros gisement européen de loin. Mais après les fêtes, la demande chute. Le label arrive au bon moment pour ouvrir de nouveaux marchés : grande distribution exigeante, export, transformation industrielle.
Le consommateur, lui, est prêt à mettre quelques centimes de plus pour une coquille certifiée durable. On le voit déjà avec le saumon ou le thon MSC. La Normandie a toutes les cartes en main pour valoriser son or blanc.
Un modèle transférable ailleurs ?
Ce qui se passe en baie de Seine mérite qu’on s’y arrête deux minutes. Dans un monde où l’on répète que les pêcheurs sont les premiers destructeurs des mers, voilà une communauté qui prouve exactement le contraire.
Ils ont accepté de gagner moins certains jours pour garantir des lendemains. Ils ont transformé des contraintes sanitaires en outil de gestion. Ils ont su dire stop avant que la nature ne le fasse à leur place.
Franchement, si on arrivait à répliquer ce schéma sur d’autres espèces – cabillaud, bar, sole – on changerait vraiment la donne. Et ça commence par reconnaître que oui, quand les pêcheurs sont associés à la décision et qu’on leur donne les moyens scientifiques, ils sont souvent les meilleurs défenseurs de la ressource.
La coquille Saint-Jacques normande n’a pas fini de nous surprendre. Et quelque part, c’est plutôt une bonne nouvelle pour nos assiettes… et pour la mer.
(Article mis à jour décembre 2025 – environ 3200 mots)
