Vous souvenez-vous du moment où vous avez ouvert l’application et où, en quelques secondes, vous êtes tombé sur une vidéo qui vous a glacé le sang ? Moi oui. C’était au printemps dernier. Une gamine de treize ans, le regard vide, qui se pinçait la peau du ventre en répétant que « si tu manges, tu trahis ton futur corps de rêve ». Et des millions de vues.
Ce n’était pas un cas isolé. C’était le début d’une vague. Une vague qu’on a appelée SkinnyTok, contraction de « skinny » et du nom du réseau social le plus addictif du moment. Et aujourd’hui, on apprend que l’autorité française de régulation a décidé de frapper très fort : elle vient d’envoyer un signalement officiel à la Commission européenne. Un geste rare. Un geste qui dit : ça suffit.
Pourquoi cette alerte change tout pour les parents (et pour les ados)
Entre mars et avril 2025, les vidéos liées à cette tendance ont dépassé les 97 millions de vues dans le monde. Pas des likes, pas des partages : des vues. Ça veut dire que des dizaines de millions d’adolescents (et parfois beaucoup plus jeunes) ont été exposés à des messages qui valorisent l’extrême maigreur comme un idéal absolu.
Et le pire ? Les phrases ne sont même plus cachées. Elles sont affichées en gros, en musique entraînante, avec des filtres flatteurs :
« Ton estomac ne gargouille pas, il t’applaudit. »
« Tu préfères être jolie et vide ou pleine et dégoûtante ? »
Quand j’ai lu ça pour la première fois, j’ai eu envie de jeter mon propre téléphone par la fenêtre. Parce que derrière l’écran, il y a des vraies gamines qui se privent de dîner. Des vraies larmes le soir dans la salle de bain. Des vraies hospitalisations.
Ce que l’enquête a vraiment révélé
Pendant plusieurs mois, les équipes françaises ont épluché des milliers de vidéos, analysé les algorithmes de recommandation, testé les outils de signalement. Leur conclusion est sans appel : les systèmes de modération actuels ne protègent pas suffisamment les mineurs.
Concrètement :
- Un compte déclaré comme appartenant à un mineur continue de recevoir massivement ce type de contenu.
- Les vidéos signalées comme dangereuses restent parfois en ligne pendant des jours.
- L’algorithme pousse même davantage ces vidéos quand on commence à interagir (même pour critiquer).
C’est le serpent qui se mord la queue. Plus tu regardes, plus on t’en montre. Et plus tu te sens mal, plus tu reviens regarder pour « comprendre » ou « te motiver ». C’est conçu comme ça.
Le signalement à Bruxelles : une première historique
En déposant ce rapport auprès de la Commission européenne, la France active un mécanisme prévu par le Digital Services Act (DSA). En gros, on dit à l’Europe : « On a fait notre boulot de régulateur national, maintenant c’est à vous de taper du poing sur la table au niveau continental. »
Et ce n’est pas une petite lettre polie. Le document pointe du doigt des manquements graves en matière de protection des mineurs, de transparence algorithmique et de lutte contre les contenus addictifs et dangereux.
Ce qui peut arriver maintenant ? Des amendes colossales (jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial), des injonctions de modifier l’algorithme, voire des restrictions d’accès en Europe si rien ne bouge. On n’est plus dans le domaine du « s’il vous plaît, faites quelque chose ». On est dans le « faites-le, ou on vous y oblige ».
Pourquoi SkinnyTok n’est que la partie visible de l’iceberg
Le plus effrayant, c’est que SkinnyTok n’est pas une exception. C’est un symptôme. Souvenez-vous des défis absurdes qui ont fait des morts. Souvenez-vous des tendances de scarifications. Souvenez-vous des lives où des ados se mettaient en danger pour quelques cadeaux virtuels.
A chaque fois, la même chanson : « On a renforcé la modération », « On a ajouté un bouton de signalement », « On travaille avec des experts ». Et à chaque fois, quelques mois plus tard, une nouvelle tendance toxique explose.
Le problème n’est pas seulement le contenu. C’est le modèle économique entier : plus tu restes, plus tu souffres, plus tu reviens, plus la plateforme gagne de l’argent. C’est une machine à addiction déguisée en divertissement.
Et nous, parents, on fait quoi ce soir en rentrant ?
Je ne vais pas vous vendre la solution miracle. Supprimer l’application ? Possible, mais souvent vécu comme une punition et contourné en deux minutes. Interdire totalement les écrans ? Irréaliste à l’ère où l’école elle-même passe par le numérique.
Mais il y a des gestes simples qui changent tout :
- Regarder ensemble ce que l’ado consomme (sans jugement, juste « montre-moi ce qui te fait rire en ce moment »).
- Installer les contrôles parentaux (oui, même s’ils ne sont pas parfaits).
- Parler corps, nourriture, image de soi bien avant que la crise n’arrive.
- Se rappeler que derrière chaque « influenceuse fitness » de 16 ans qui vend des programmes minceur, il y a souvent une gamine elle-même en souffrance.
Et surtout : ne jamais minimiser. Un « c’est juste des vidéos » peut faire des dégâts irréparables.
Vers une régulation enfin sérieuse des réseaux ?
Ce signalement français pourrait bien être le début de quelque chose de beaucoup plus grand. D’autres pays européens regardent de très près. Des associations de pédopsychiatres, de parents, de victimes des troubles alimentaires montent au créneau.
On parle déjà d’obligation de vérification d’âge réelle (pas juste cocher une case), de limitation du temps d’écran imposée par défaut pour les mineurs, de transparence totale sur les algorithmes de recommandation.
Bref, on pourrait assister à la fin de l’ouest sauvage du numérique tel qu’on le connaît depuis quinze ans.
Et franchement ? Il était temps.
Parce que derrière chaque statistique, chaque million de vues, il y a une adolescente qui se pèse trois fois par jour. Un garçon qui se trouve « trop gros » alors qu’il fait déjà du sport six heures par semaine. Des parents qui se sentent impuissants.
Cette alerte lancée vers Bruxelles, ce n’est pas qu’un papier administratif. C’est peut-être, enfin, le début d’une prise de conscience collective : nos enfants ne sont pas des données marketing. Ils sont des enfants.
Et ils méritent mieux qu’un algorithme qui les pousse vers le gouffre pour augmenter le temps passé sur l’application.
