Il est des nuits où la magie du trail laisse place au silence le plus lourd. Celle du 29 au 30 novembre 2025 en fait partie. À quelques encablures seulement de Lyon, sur un chemin boueux et gelé, un homme de 59 ans venant d’Alsace a vécu ses tout derniers mètres de coureur. Deux petits kilomètres le séparaient encore de cette arrivée tant rêvée, celle qu’on prépare des mois durant, celle qu’on raconte ensuite pendant des années. Il ne les verra jamais.
Je cours moi-même depuis plus de quinze ans, et comme beaucoup dans la communauté trail, j’ai senti mon estomac se nouer en apprenant la nouvelle. On connaît tous cette sensation étrange quand on franchit la barre des 50 ans : on se sent plus fort que jamais… mais on sait aussi que le corps, parfois, nous rappelle qu’il n’est pas invincible.
La SaintéLyon, une fête devenue drame
20 000 frontales dans la nuit, des coureurs venus de toute la France et bien au-delà, une ambiance électrique à Saint-Étienne, puis ce départ à minuit pour les uns, 4 heures du matin pour les autres. La SaintéLyon, c’est plus qu’une course : c’est un rite de passage, un défi qu’on se lance quand on veut se prouver qu’on est encore capable de repousser ses limites.
Cette année, la 71e édition restera gravée dans les mémoires pour les mauvaises raisons. Jamais, en plus de sept décennies, un participant n’avait perdu la vie sur le parcours. Et pourtant, les organisateurs ont toujours mis un point d’honneur à sécuriser l’épreuve au maximum : médecins, infirmiers, postes de secours tous les dix kilomètres environ, couverture GSM renforcée, hélicoptère prêt à décoller… Tout était en place.
Que s’est-il passé exactement ?
Le coureur évoluait sur le format de 24 km, le plus court mais aussi le plus roulant des quatre distances proposées. Vers 5 heures du matin, dans la descente finale vers Lyon, il a été victime d’un malaise brutal. L’homme qui courait juste derrière lui n’était pas n’importe qui : un infirmier habitué des gros événements sportifs. Il a immédiatement pratiqué les gestes de premiers secours.
« Il a tout fait parfaitement, il a commencé le massage cardiaque dans les secondes qui ont suivi l’arrêt. Le SMUR est arrivé très vite, en moins de dix minutes je crois. Mais c’était déjà trop tard… »
Un membre de l’organisation, encore sous le choc
Les pompiers et le SAMU ont pris le relais, tente médicalisée déployée en pleine nature, tentative de réanimation prolongée. Rien n’y a fait. Le décès a été constaté sur place.
Un coureur expérimenté et en bonne santé apparente
Ce qui rend l’histoire encore plus douloureuse, c’est le profil de la victime. À 59 ans, ce trailer alsacien n’était pas un novice. Il courait régulièrement, enchaînait les sorties longues, participait à des trails tout au long de l’année. Ceux qui l’ont croisé sur d’autres courses le décrivent comme quelqu’un de solide, toujours souriant, du genre à encourager les autres même quand lui-même était dans le dur.
Comme tous les inscrits, il avait fourni un certificat médical de non-contre-indication à la pratique de la course à pied en compétition, daté de moins d’un an. Obligatoire. Valide. Rien ne laissait présager un tel drame.
Les risques qu’on préfère souvent ignorer
Dans la communauté running, on en parle peu, mais les chiffres existent. En France, on estime à une centaine le nombre de morts subites chaque année liées à la pratique sportive. La grande majorité concerne des hommes de plus de 45 ans. Et oui, le trail n’est pas épargné.
Le froid de cette nuit-là (proche de zéro degré), l’effort prolongé, la fatigue accumulée, la déshydratation parfois sournoise, le stress de la course… Tous ces facteurs peuvent, chez certaines personnes prédisposées, déclencher un arythmie fatale ou un infarctus silencieux.
- Le cœur travaille déjà à 80-90 % de sa capacité maximale sur un effort long
- Le froid provoque une vasoconstriction qui augmente la pression artérielle
- La déshydratation épaissit le sang et favorise la formation de caillots
- Une pathologie coronaire non détectée peut rester asymptomatique… jusqu’au jour où elle explose
Je me souviens d’un cardiologue du sport qui m’avait dit un jour : « Le danger, ce n’est pas l’effort en soi. C’est l’effort quand on a une plaque d’athérome qui attend son heure. » Des mots qui résonnent différemment aujourd’hui.
Faut-il rendre l’électrocardiogramme d’effort obligatoire ?
En Italie, c’est déjà le cas pour toutes les compétitions. Résultat : le nombre de morts subites chez les sportifs a chuté de 90 % en trente ans. En France, on se contente d’un certificat médical classique, souvent rempli en deux minutes par un généraliste qui n’a ni le temps ni les moyens de faire un bilan poussé.
Après chaque drame, la question revient. Et à chaque fois, les fédérations répondent que ça serait trop cher, trop compliqué à mettre en place. Mais quand on voit une vie s’arrêter à 59 ans, on se dit que le coût humain est autrement plus élevé.
Une organisation irréprochable, et pourtant…
Il faut le dire clairement : l’organisation de la SaintéLyon a été exemplaire dans la gestion de la crise. L’infirmier présent par hasard, l’arrivée ultra-rapide des secours, la communication mesurée ensuite. Tout ce qu’il était possible de faire humainement a été fait.
Ce drame n’est pas une question de négligence. C’est une remise en question plus profonde sur ce qu’on est prêt à accepter quand on court après nos rêves de performance.
Les vainqueurs dans l’ombre du drame
Parce que la course, elle, a continué. Sur la distance reine de 80 km, Adeline Martin a remporté l’épreuve chez les femmes en 6h42, confirmant son statut de favorite. Chez les hommes, Sylvain Cachard a dominé en 5h36, signant une performance exceptionnelle.
Mais cette année, leurs sourires sur la ligne d’arrivée avaient un goût amer. Beaucoup de coureurs ignoraient encore ce qui s’était passé plus loin derrière eux. Quand la nouvelle a commencé à circuler dans les sas de récupération, c’est tout un peuple de trailers qui s’est tu.
Et maintenant ?
Une enquête de police est en cours, comme à chaque fois dans ce genre de situation. Elle déterminera les causes exactes du décès. Mais au-delà des conclusions médicales, ce drame pose des questions qu’on ne pourra pas éternellement esquiver.
- Doit-on renforcer les contrôles médicaux pour les plus de 50 ans ?
- Faut-il imposer un ECG d’effort au-delà d’un certain âge ?
- Comment mieux sensibiliser les coureurs aux signaux d’alarme ?
- Et surtout : jusqu’où est-on prêt à aller pour vivre sa passion ?
Je n’ai pas de réponse définitive. Mais une chose est sûre : ce coureur alsacien emportera avec lui une partie de notre insouciance. On continuera à courir, bien sûr. On continuera à vibrer à l’idée de prendre le départ à minuit sous les étoiles. Mais peut-être qu’on prendra un peu plus au sérieux cette petite douleur dans la poitrine qu’on mettait sur le compte de la fatigue. Peut-être qu’on ira faire ce bilan cardiaque qu’on repoussait depuis deux ans.
Parce qu’au fond, la SaintéLyon, comme toutes les grandes courses, ce n’est pas seulement une histoire de kilomètres. C’est une histoire de vie. Et cette année, elle nous a rappelé brutalement que la vie, justement, ne tient parfois qu’à un fil.
Repose en paix, coureur. Tes 22 kilomètres parcourus cette nuit-là valent tous les finishs du monde.
