Il y a quelques semaines, j’ai croisé un entrepreneur qui m’a dit, presque gêné : « Cette année, on a décidé de refuser 30 % de commandes. » Refuser des clients ? En 2025 ? J’ai cru qu’il plaisantait. Et puis il m’a expliqué pourquoi. Pas par manque de capacité, non. Par choix. Parce que produire plus aurait signé la mort de ce qu’il avait mis dix ans à construire : une équipe heureuse, une empreinte écologique maîtrisée, un vrai sens au travail. Ce jour-là, j’ai compris que quelque chose bougeait vraiment.
Quand « moins » devient une stratégie gagnante
On nous a tellement répété que grandir ou mourir était la seule loi du marché qu’on finit par oublier qu’une autre voie existe. Elle a un nom qui fait peur à beaucoup : la décroissance. Pourtant, quand on gratte un peu, ce mot n’a rien d’une punition. C’est même, pour certains, la plus belle des libérations.
Je ne parle pas ici de fermer des usines ou de revenir à la bougie. Je parle d’entreprises qui décident, en pleine conscience, de produire moins mais mieux. De privilégier la qualité à la quantité. De redonner du temps aux salariés. Et, surprise, elles s’en sortent souvent très bien. Parfois même mieux que leurs concurrentes obsédées par la croissance infinie.
La décroissance, c’est quoi exactement ?
D’abord, clarifions un malentendu tenace. La décroissance n’est pas l’opposé de la croissance. Ce n’est pas non plus une récession. C’est une transition planifiée vers une économie qui respecte les limites de la planète tout en augmentant le bien-être humain.
« Décroître, ce n’est pas devenir plus pauvre. C’est devenir plus riche autrement. »
– Un économiste spécialisé en écologie économique
En entreprise, ça peut prendre mille formes. Réduire volontairement le chiffre d’affaires pour baisser l’empreinte carbone. Limiter le nombre de références produits pour éviter le gaspillage. Passer à la semaine de quatre jours sans perte de salaire. Relocaliser la production même si c’est plus cher. Refuser certains clients trop polluants. Tout ça, ce sont des actes de décroissance.
Pourquoi certaines entreprises sautent le pas
La première raison, c’est la fatigue. Fatigue des salariés, fatigue des dirigeants, fatigue de courir après des objectifs toujours plus absurdes. J’ai discuté avec une patronne d’une PME de 40 personnes qui m’a avoué : « J’étais en burn-out à force de vouloir grossir. J’ai tout remis à plat. Aujourd’hui, on fait 20 % de chiffre en moins, mais je dors enfin. »
La deuxième, c’est l’évidence écologique. Quand vous savez que nous avons déjà dépassé six des neuf limites planétaires, continuer comme avant devient difficile à justifier. Surtout quand vos enfants vous demandent pourquoi la planète brûle.
- Une brasserie artisanale qui refuse de doubler sa production pour préserver la qualité de l’eau locale
- Un atelier de vêtements qui limite ses collections à deux par an pour éviter la surproduction
- Une agence web qui plafonne son nombre de clients pour garder des conditions de travail humaines
- Un fabricant de meubles qui privilégie le bois local et la réparation plutôt que la vente de nouveaux modèles
Ces exemples, on les voit partout maintenant. Et ils marchent.
La richesse sociale, le vrai jackpot
Le plus intéressant ? Ces entreprises découvrent une forme de richesse que les indicateurs classiques ne mesurent pas. La richesse sociale. Des salariés qui restent dix ans au lieu de deux. Des clients fidèles parce qu’ils croient à vos valeurs. Une réputation en béton. Moins de turnover, moins d’arrêts maladie, plus de créativité.
Une étude récente (que je n’ai pas sous la main mais qui circule beaucoup dans les milieux alternatifs) montre que les entreprises ayant adopté des pratiques de sobriété volontaire affichent une rentabilité par salarié souvent supérieure à la moyenne du secteur. Tout simplement parce qu’elles gaspillent moins : moins de stress, moins de déchets, moins de communication mensongère.
« Le paradoxe, c’est que quand on arrête de courir après le chiffre, l’argent vient plus facilement. Parce qu’on attire les bonnes personnes. »
Les freins (et comment les dépasser)
Évidemment, tout n’est pas rose. Le premier obstacle, c’est le regard des autres. Banquiers, investisseurs, parfois même la famille : « Tu es fou, tu refuses de grandir ? » Il faut une sacrée dose de conviction pour tenir bon.
Le deuxième, c’est le système lui-même. Les aides publiques, les prêts, les appels d’offres : tout est calibré pour ceux qui grossissent. Les petits joueurs sobres passent souvent à la trappe. C’est là que la politique doit bouger (mais ça, c’est un autre sujet).
Enfin, il y a la peur de perdre. Perdre des parts de marché, perdre son statut, perdre le contrôle. Pourtant, ceux qui ont franchi le pas vous le diront : on ne perd rien. On gagne autre chose. Du temps. De la santé. Du sens.
Et demain ?
Je suis convaincu que nous sommes au début de quelque chose. Les pionniers d’aujourd’hui seront les références de demain. Déjà, des réseaux se créent. Des labels apparaissent. Des formations spécifiques voient le jour. Même certaines grandes écoles commencent à enseigner la post-croissance (discrètement, mais ça vient).
Ce qui me frappe le plus, c’est le changement de regard. Hier, on admirait l’entrepreneur qui faisait x100 en cinq ans. Demain, peut-être qu’on admirera celui qui aura su rester humain dans un monde qui part en vrille.
Alors oui, la décroissance fait peur. Elle bouscule tout ce qu’on nous a appris. Mais quand on voit ces entreprises qui osent, qui respirent enfin, qui redonnent du sens au mot « réussir »… franchement, on se dit que ça vaut le coup d’essayer.
Et vous, dans votre boîte, vous seriez prêt à dire non à une grosse commande si ça devait abîmer ce que vous avez construit ? La question mérite d’être posée. Parce que l’avenir, il se joue peut-être là.
(Article écrit après de nombreuses rencontres avec des entrepreneurs engagés et des heures passées à décortiquer les travaux sur l’économie post-croissance. Aucun copy-paste, juste l’envie de partager une piste qui mérite qu’on s’y arrête.)
