Il y a des jours où le destin semble se jouer en quelques foulées. Ce jeudi 11 décembre à Chantilly, sous un ciel bas et froid typique de l’hiver francilien, une femme de 46 ans va seller un cheval nommé Always Welcome avec, dans un coin de la tête, bien plus qu’une simple course de Quinté. Delphine Santiago ne court plus seulement pour gagner. Elle court pour graver son nom là où aucune femme ne l’a encore fait : tout en haut de la Cravache d’Or féminine.
Je l’ai croisée il y a quelques années dans les box de Maisons-Laffitte, avant que l’hippodrome ne ferme ses portes. Déjà, elle dégageait cette aura particulière, mélange de douceur et de rage contenue. À l’époque, elle sortait d’une énième fracture. Elle m’avait simplement dit : « Tant que je peux tenir les rênes, je monte. » Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Ou presque.
Une saison sous haute tension
Cette année 2025 est particulière. Depuis la création de la Cravache d’Or féminine en 2018, personne n’a réussi à la décrocher deux fois. Delphine Santiago, elle, a déjà été onze fois en tête du classement provisoire. Onze fois leader, jamais sacrée. Comme un mauvais sort. Cette fois, elle le sent différemment. « Je ne veux pas mourir idiote », lâche-t-elle avec ce franc-parler qui la caractérise.
Le compteur tourne jusqu’au 31 décembre. Chaque course compte double, chaque victoire pèse son poids d’or. Et dans cette bataille, chaque détail devient obsession.
Un corps en miettes, une volonté d’acier
Parlons franchement : à 46 ans, elle n’aurait plus rien à prouver. La plupart des jockeys, hommes ou femmes, ont déjà raccroché leurs bottes à cet âge-là. Pas elle. Clavicule en vrac, vertèbres tassées, chevilles reconstruites… son corps est une carte de visite des dangers du métier.
« J’ai arrêté de compter les opérations. On me pose des plaques, je remonte dessus. C’est comme ça. »
Delphine Santiago
Et pourtant, quand on la voit arriver le matin à l’entraînement, sourire discret, café à la main, on oublie presque le carnage physique. Elle pèse toujours ses 52 kilos réglementaires, parfois moins. Elle court encore les 800 mètres en moins de deux minutes pour garder la forme. Une discipline de moine.
Always Welcome, le cheval de la dernière chance ?
Ce jeudi, elle est associée à Always Welcome dans le Prix de la Forêt de Chantilly, le grand handicap du jour. Un cheval de 6 ans, régulier, capable du meilleur comme du pire. Dans l’écurie de Louis Baudron, on y croit dur comme fer.
- 4 victoires et 12 places en 28 sorties
- Meilleure valeur 38,5
- Adore la piste en sable fibré quand elle est légèrement pénètre
- Delphine l’a déjà monté 3 fois pour 1 victoire et 2 places
Sur le papier, tout est aligné. Reste à transformer l’essai. Parce que dans cette course, elles seront plusieurs à jouer leur saison : la jeune prodige qui monte en flèche, la tenante qui ne veut rien lâcher, et puis Delphine, la vétérante qui refuse de céder sa place.
Le poids des absences
Si vous demandez à Delphine ce qui a été le plus dur dans sa carrière, elle ne vous parlera pas des chutes. Elle vous parlera des anniversaires manqués, des enterrements où elle n’était pas là, des repas de famille sautés parce qu’il y avait réunion à Deauville ou à Vincennes.
Son père, aujourd’hui âgé, suit encore chaque course. C’est pour lui qu’elle veut cette Cravache d’Or. Pas pour la gloire. Pour pouvoir la poser sur la cheminée familiale, là où trônent déjà les photos jaunies de ses premières victoires à poney.
« Il m’a toujours dit : travaille tant qu’il y a du travail. J’ai suivi le conseil un peu trop à la lettre… »
Cette phrase, elle la répète souvent. Avec un sourire en coin, mi-amusé, mi-triste. Parce qu’au fond, elle sait que le temps presse. Pas seulement pour la récompense. Pour tout le reste aussi.
Les femmes prennent le pouvoir
Il faut le dire : le paysage a changé. Quand Delphine a commencé, on comptait les jockeys femmes sur les doigts d’une main. Aujourd’hui, elles trustent les podiums, gagnent les grands prix, font plier les statistiques. Et pourtant, la Cravache d’Or féminine reste ce graal un peu maudit.
Delphine, elle, refuse les discours victimaires. « On a les mêmes chevaux, les mêmes risques, les mêmes poids. Le reste, c’est dans la tête. » Point final.
Mais quand même. Quand on voit le palmarès masculin dominé année après année par les mêmes noms, on se dit que la reconnaissance tarde parfois à venir du bon côté.
Jeudi, l’avant-dernier virage
Revenons à la course de ce jeudi. Départ à 13 h 50. 1900 mètres sur la PSF. 16 partants. Delphine a tiré le 8 dans les stalles. Pas le meilleur, pas le pire. Elle portera 56 kilos. Always Welcome est en pleine possession de ses moyens, dixit son entraîneur.
Dans les coulisses, on murmure qu’une victoire associée à quelques accessits d’ici la fin du mois pourrait suffire. Peut-être. Probablement. Tout dépendra aussi des autres. De leurs chutes, de leurs méformes, de leurs choix de montes.
Moi, je ne parie jamais. Mais si je devais choisir une histoire à suivre jusqu’au bout cette année, ce serait celle-là. Celle d’une femme qui refuse de ranger ses rêves au placard, même quand tout le monde lui dit que c’est l’heure.
Et après ?
On lui pose souvent la question. Que fera-t-elle quand elle arrêtera ? Elle hausse les épaules. « On verra. Peut-être que je formerai des jeunes. Peut-être que je resterai juste près des pistes. » Une chose est sûre : elle ne sera jamais très loin.
Parce que les courses, c’est toute sa vie. Son oxygène. Sa façon d’exister. Et tant qu’il y aura un cheval à seller et une ligne d’arrivée à franchir, Delphine Santiago sera là.
Jeudi à Chantilly, elle ne montera pas seulement pour les 40 000 euros d’allocation. Elle montera pour toutes les fois où on lui a dit que c’était fini. Pour tous les matins où elle s’est levée avec 10 degrés de moins dans le corps. Pour ce père qui attend, quelque part, sa médaille.
Et quelque part, on a tous envie de croire que cette fois, la guerrière rentrera avec le trophée.
Alors oui, il y aura d’autres courses, d’autres Quinté, d’autres hivers froids sur la piste en sable fibré. Mais celui-ci, on le gardera en mémoire. Parce qu’il raconte autre chose qu’une simple arrivée. Il raconte qu’à 46 ans, on peut encore tout renverser. Qu’une femme peut encore faire trembler un monde d’hommes. Et que parfois, les plus belles victoires ne se jouent pas dans les 200 derniers mètres, mais dans la capacité à se relever, encore et toujours.
Delphine Santiago, la guerrière. Souvenez-vous de ce nom. Décembre 2025 pourrait bien être son mois.
