Vous êtes tranquilé chez vous, vous scrollez distraitement, et soudain vous tombez sur un live. Un mec torse nu, tatouages partout, vous regarde droit dans les yeux et vous balance : « Ouais les gars, je suis toujours au ballon, mais tranquille, on est bien ici. » Derrière lui, un mur en béton gris, un lit superposé, une petite fenêtre grillagée. Rien d’extraordinaire… sauf qu’il est censé être en prison. Et pourtant, il a 33 000 personnes qui le regardent en direct.
Bienvenue dans la réalité 2025 d’un centre de détention français.
Quand la prison ne coupe plus le Wi-Fi de l’ego
Il se fait appeler le déjanté. Un surnom qu’il a visiblement choisi lui-même et qu’il porte comme une médaille. Condamné pour vol avec violence, violences conjugales et vol par ruse, il purge une peine qui court jusqu’en 2029 dans le centre de détention de Châteaudun, en Eure-et-Loir. En théorie, il devrait être coupé du monde. En pratique, il est plus connecté que la moitié des influenceurs parisiens.
Ses comptes cumulent plusieurs dizaines de milliers d’abonnés. Sur ses lives, il raconte ses « contrats », montre ses tatouages, répond aux questions, fait des dédicaces. Parfois, il se filme carrément en train de s’exhiber. Et le pire ? Il prévient tranquillement son public qu’il sera de retour « après le QD » (quartier disciplinaire) vers la mi-décembre. Traduction : il sait qu’on va lui retirer son téléphone… mais il sait aussi qu’il en aura un autre dans quelques jours.
« C’est une catastrophe, ce qui se passe avec ce fameux tiktokeur. Il s’exhibe et donne rendez-vous à la mi-décembre… On imagine bien qu’on va lui livrer un nouveau téléphone. C’est flippant, non ? »
Un surveillant pénitentiaire excédé
Comment un téléphone en prison ? Vraiment plus simple qu’on le croit
On a tous en tête l’image d’Épinal : fouilles, portiques, chiens, tout ça. Et pourtant, les téléphones entrent. Tout le temps. Par drone, par colis, cachés dans le corps, lancés par-dessus les murs avec une balle de tennis… Les méthodes sont aussi créatives que le trafic est lucratif.
Un smartphone basique derrière les barreaux ? Entre 500 et 1000 euros. Un modèle récent avec bonne caméra ? Jusqu’à 3000 euros. Oui, vous avez bien lu. C’est plus cher qu’en liberté, mais la demande est là. Et tant qu’il y a de la demande, il y aura de l’offre.
- Les « mules » : visiteurs qui cachent le téléphone dans des endroits… très intimes
- Les drones : de plus en plus fréquents la nuit
- Les colis : double fond, nourriture creusée, produits d’hygiène trafiqués
- Le lancer franc : technique old school mais toujours efficace
- Le personnel corrompu : oui, ça arrive aussi, même si c’est rare
Et une fois le téléphone à l’intérieur ? Il suffit d’une prise dans le couloir, d’une batterie externe planquée, et le tour est joué. Certains détenus ont même des chargeurs solaires miniatures collés à la fenêtre.
L’administration pénitentiaire dépassée : « On court après le problème »
Les surveillants le disent eux-mêmes : ils sont en sous-effectif chronique. Une fouille complète d’une cellule prend des heures. Et quand tu as 300 ou 400 détenus à gérer, tu fais quoi ? Tu choisis tes batailles.
Résultat : on sanctionne quand on attrape. Quartier disciplinaire, retrait de cantine, parfois transfert. Mais trois semaines plus tard, le même détenu est de retour en live. Parce que pendant qu’on le punit, un nouveau téléphone est déjà en route.
Et là, on touche au cœur du problème : la sanction n’effraie plus. Quand tu gagnes en notoriété, en argent (dons pendant les lives, parfois), et que tu gardes le contact avec l’extérieur, la prison perd une partie de son pouvoir de dissuasion.
« Avant, la prison, c’était l’isolement. Aujourd’hui, certains y sont plus visibles qu’à l’extérieur. »
Un ancien détenu reconverti en éducateur
Le paradoxe des réseaux sociaux derrière les barreaux
Ce qui me frappe le plus, c’est ce paradoxe. La société veut punir, isoler, faire réfléchir. Mais les réseaux sociaux offrent exactement l’inverse : visibilité maximale, validation constante, argent facile.
Le détenu devient influenceur. Il vend son image de « vrai mec », de « dur », de « rescapé du système ». Et ça marche. Les adolescents adorent. Les jeunes adultes aussi. Il y a une forme de fascination malsaine pour cette vie « authentique » qu’ils imaginent.
Moi, je me pose la question : est-ce qu’on punit encore vraiment quelqu’un quand il peut continuer à vivre sa vie presque normalement ? Quand il garde son public, ses revenus, son ego surdimensionné ?
Et demain ? Brouilleurs, lois, ou résignation ?
On parle depuis des années de brouilleurs de réseau dans les prisons. Techniquement, c’est possible. Politiquement, c’est compliqué (syndicats, droits de l’homme, appels d’urgence, etc.). Résultat ? Quelques établissements tests, mais rien de généralisé en 2025.
Il y a aussi la piste légale : renforcer les peines pour usage de téléphone en détention. Aujourd’hui, c’est souvent une sanction administrative. Demain, peut-être une vraie peine complémentaire ? Possible, mais encore faut-il attraper le détenteur… et prouver que c’est bien lui sur le live.
En attendant, des établissements expérimentent des portiques dernière génération, des chiens spécialisés, drones anti-drones (si, si). Mais on reste dans la course à l’armement technologique : plus l’administration durcit, plus les trafiquants innovent.
Ce que cette affaire nous dit de notre société
Au-delà du fait divers, il y a quelque chose de plus profond. Cette histoire montre à quel point les réseaux sociaux ont bouleversé la notion même de punition. La prison n’est plus seulement physique. Elle doit aussi être numérique. Et là, on est en retard.
On glorifie l’image du voyou 2.0, on donne une tribune à des gens condamnés pour des faits graves, et on laisse des adolescents idolâtrer des types qui se filment en train de défier l’État depuis leur cellule. C’est pas juste un problème de téléphone. C’est un problème de modèle.
Et quelque part, en scrollant ces lives, on participe tous un peu à ce système.
Alors la prochaine fois que vous tomberez sur un live « depuis ma cellule », posez-vous la question : est-ce que vous regardez vraiment quelqu’un de « libre »… ou juste quelqu’un qui a réussi à rendre la prison un peu plus supportable ?
Parce qu’en fin de compte, le vrai scandale, ce n’est pas qu’un détenu ait un téléphone. C’est qu’on soit tous devenus complices de sa performance.
