Il y a des nuits où une ville semble basculer un peu plus dans l’abîme. Celle du samedi 6 au dimanche 7 décembre 2025 en fait partie. À quelques kilomètres seulement du centre lumineux de Grenoble, deux très jeunes vies se sont éteintes sous les balles, portant à trois le nombre de morts violentes en moins d’une semaine dans l’agglomération. Et derrière ces chiffres glacés, une réalité brutale : la guerre que se livrent les réseaux de drogue ne connaît plus de répit.
Je vis à une heure de route de là. Quand on entend ces nouvelles, on se dit que ça pourrait être n’importe quelle grande ville française demain. Marseille hier, Lille ou Lyon avant-hier… et maintenant Grenoble qui s’enfonce. Alors oui, on finit presque par s’habituer aux titres choc. Mais quand on gratte un peu, quand on regarde les détails, ça reste révoltant.
Une nuit d’horreur en deux actes
Tout commence peu après 23 heures, quartier des Essarts à Échirolles. Une rixe éclate devant un fast-food, le genre de scène qu’on imagine chaotique, avec plusieurs dizaines de personnes. Rien d’exceptionnel dans le secteur, hélas. Sauf que cette fois, quelqu’un sort une arme.
Un jeune homme de 22 ans, qui n’était même pas connu des services de police, s’effondre. Trois balles de 9 mm : tête, dos, ventre. Le tireur, d’après les témoins, aurait filé sur un deux-roues. Transporté en urgence à l’hôpital, la victime ne survivra pas.
Pendant ce temps, à quelques mètres, un autre jeune disparaît. Enlevé de force, embarqué dans une voiture. On le recherche toute la nuit. Et puis, dimanche matin, vers 8 heures, on retrouve son corps dans le parc de la Bruyère, à Grenoble intra-muros. Nu, couvert d’ecchymoses, de plaies. Il avait 18 ans et déjà un petit passé judiciaire lié aux stupéfiants.
Le mode opératoire – enlèvement, séquestration, exécution – est devenu une signature terrifiante des règlements de comptes nouvelle génération.
Un troisième mort quelques jours plus tôt
Cette double exécution ne sort pas de nulle part. Quatre jours avant, dans la nuit du mardi au mercredi, un homme de 33 ans était retrouvé mort à Échirolles lui aussi, deux balles dans le corps malgré son gilet pare-balles, la mâchoire fracassée. Trois morts en six jours. Le message est clair : on ne négocie plus, on efface.
D’où vient cette spirale ?
Pour comprendre, il faut remonter un peu plus d’un an en arrière. En mai 2024, un acteur majeur du trafic local était abattu en région parisienne alors qu’il portait un bracelet électronique. Sa disparition a créé un vide. Et dans ce milieu, le vide ne reste jamais longtemps inoccupé : il se remplit avec du sang.
Depuis, c’est la course au territoire. Les points de deal rapportent gros – plusieurs milliers d’euros par jour pour les plus lucratifs. Et quand un immeuble comme « Le Carrare » à Échirolles, véritable supermarché de la drogue, est fermé par les autorités en septembre 2024, la tension monte d’un cran. Les équipes se déchirent pour récupérer les parts de marché.
- Des guetteurs de plus en plus jeunes, parfois mineurs
- Des armes de guerre qui circulent ouvertement
- Des expéditions punitives filmées et diffusées pour impressionner
- Des familles entières terrorisées
On parle d’une quinzaine de morts liées au narcobanditisme depuis le début de l’année 2024 dans l’agglomération. Un chiffre qui donne le vertige quand on sait que certaines villes entières n’enregistrent pas autant d’homicides en dix ans.
Des victimes de plus en plus jeunes
Ce qui frappe particulièrement dans ce dernier drame, c’est l’âge des victimes. 18 et 22 ans. À peine sortis de l’adolescence pour l’un. On se demande parfois ce qui pousse des gamins à entrer si tôt dans ce milieu. L’argent rapide ? Le sentiment d’appartenir à quelque chose ? La absence d’autres perspectives ? Probablement un peu de tout ça.
Ce qui est sûr, c’est que les recruteurs n’ont aucun scrupule. Un jeune de 15-16 ans qui fait le guet, c’est discret, ça coûte moins cher, et en cas d’arrestation, les peines sont légères. Sauf que quand la guerre éclate, ces mêmes jeunes deviennent des cibles prioritaires.
Une réponse judiciaire sous pression
Face à cette déferlante, les enquêteurs sont sur le pont. La division spécialisée dans la criminalité organisée a été saisie. Mais soyons honnêtes : arrêter les exécutants ne suffit plus. Il faut remonter les filières, couper les têtes, assécher l’argent. Et là, c’est une autre paire de manches.
Les moyens existent, mais ils sont limités. Les juges le disent eux-mêmes en privé : ils courent après l’événement. Et pendant ce temps, les réseaux s’adaptent, se restructurent, importent des tueurs à gages de l’étranger parfois.
Et les habitants dans tout ça ?
Ceux qui vivent là-bas, ceux qui n’ont rien demandé, ils rasent les murs. Les mères qui interdisent à leurs enfants de sortir après 20 heures. Les commerçants qui baissent le rideau plus tôt. Les bus détournés parce que les chauffeurs refusent de passer dans certains quartiers la nuit.
On ne parle plus de « quartiers sensibles ». On parle de zones de non-droit temporaires où même la police hésite à s’aventurer sans renforts massifs.
Et pourtant, la grande majorité des habitants n’a rien à voir avec le trafic. Ils subissent, c’est tout.
Y a-t-il une sortie de crise ?
Certains y croient encore. Renforcement policier, caméras partout, fermetures de points de deal, opérations coup de poing. Ça calme un temps. Mais tant que la demande existe, tant que consommer reste socialement acceptable dans certains milieux, l’offre se réorganisera toujours.
D’autres parlent de légalisation encadrée, comme au Canada ou en Uruguay. Le sujet reste explosif en France, mais quand on voit le coût humain, on est en droit de se poser la question sans être taxé de défaitiste.
En attendant, chaque week-end apporte son lot d’angoisse. Chaque sirène de police dans la nuit fait craindre le pire. Et chaque nouvelle victime – 18, 22, 33 ans – rappelle que derrière les statistiques, il y a des familles détruites.
Grenoble n’est pas encore Marseille version 2013, mais la trajectoire fait froid dans le dos. Et le pire, c’est qu’on a l’impression que tout le monde voit venir le drame sans vraiment parvenir à l’endiguer. Comme un mauvais film dont on connaîtrait déjà la fin.
Alors oui, on peut se dire « c’est loin de chez moi ». Sauf que demain, ça pourrait être devant votre porte. Et là, il sera trop tard pour se réveiller.
