Je me souviens encore de l’odeur de la terre mouillée ce matin-là. C’était un jour d’école comme les autres, une sortie pédagogique au bord du Drac, cette rivière qu’on disait si belle dans les livres. On avait sept ans, des bonnets trop grands et des rêves immenses. Et puis, en un éclair, tout a basculé.
Trois décennies plus tard, la douleur est toujours là, tapie dans un coin de la gorge. Elle resurgit surtout quand on repose les pieds près de cette eau traîtresse. Le 4 décembre 2025, une nouvelle stèle a été inaugurée à Grenoble pour remplacer celle volée l’an dernier – un nouveau coup porté aux familles. J’y étais. Et pour la première fois, j’ai accepté de raconter.
Une sortie scolaire qui tourne au cauchemar
Ce 4 décembre 1995, la classe de CE1 de l’école de Saint-Georges-de-Commiers part en balade naturaliste. Le programme est simple : observer la faune, ramasser des feuilles, pique-niquer au bord de l’eau. Le Drac, à cet endroit, forme une petite plage de galets blancs. L’endroit est réputé calme en hiver. Les instituteurs connaissent le coin depuis des années. Personne n’imagine le danger.
Vers 11 h 30, les enfants jouent à lancer des cailloux dans l’eau. Certains construisent des barrages miniatures avec des branches. L’accompagnatrice, une maman volontaire, surveille tout en discutant avec l’enseignante. L’ambiance est joyeuse, presque insouciante.
Et puis, le grondement.
« D’un coup, la rivière a gonflé à toute vitesse. C’était comme si un mur d’eau arrivait droit sur nous. En quelques secondes, le niveau est monté de plusieurs mètres. »
Un rescapé, trente ans après
Ce que personne ne savait, c’est qu’en amont, un barrage hydroélectrique venait d’ouvrir ses vannes pour un lâcher d’eau programmé. Aucune alerte n’avait été donnée aux communes ni aux écoles, aucun panneau, aucun appel. La vague artificielle a dévalé le canyon à plus de 60 km/h.
En moins de deux minutes, six enfants et l’accompagnatrice ont été emportés. Sept vies fauchées en plein jour, sous les yeux impuissants des survivants.
Ce que j’ai vu à sept ans
J’étais un peu plus loin, en train de chercher une pierre plate parfaite pour faire des ricochets. Quand j’ai entendu les cris, je me suis retourné. J’ai vu la vague engloutir mes copains comme s’ils étaient des brindilles. J’ai couru vers le haut de la berge, trébuché, et une main – celle de l’instituteur – m’a tiré en arrière juste à temps.
Je revois encore le visage de mon meilleur ami disparaître sous l’eau brune. Il me regardait, les yeux écarquillés. Je n’ai jamais oublié ce regard. Trente ans après, il me réveille encore certaines nuits.
Les secours sont arrivés rapidement, mais trop tard pour beaucoup. Les corps ont été retrouvés parfois des kilomètres plus bas. L’un d’eux n’a été retrouvé que plusieurs jours après, coincé dans des branchages.
Le choc d’une région entière
L’Isère tout entière s’est arrêtée de respirer ce jour-là. Les journaux télévisés ouvraient sur l’image de ces petits cartables abandonnés sur les galets. Les parents, hagards, erraient sur les berges en appelant leurs enfants. J’ai le souvenir flou d’une dame qui hurlait le prénom de sa fille pendant des heures.
Très vite, la colère a remplacé le chagrin. Comment une sortie scolaire avait-elle pu tourner à la catastrophe ? Pourquoi aucune information sur les lâchers d’eau ? Les questions fusaient, les réponses tardaient.
- Absence totale de coordination entre l’exploitant du barrage et les communes
- Aucun système d’alerte sonore ou visuel en aval
- Sous-estimation chronique du danger des crues subites artificielles
- Des panneaux d’avertissement présents… mais illisibles ou arrachés
Le procès qui a suivi a duré des années. Des responsables d’EDF ont été condamnés, mais les peines – avec sursis pour la plupart – ont laissé un goût amer. Pour beaucoup de familles, justice n’a jamais vraiment été rendue.
Porter le poids d’avoir survécu
Pendant longtemps, je n’ai pas voulu en parler. À l’école, on me regardait différemment. Certains disaient « le chanceux ». D’autres me fuyaient, comme si le malheur était contagieux. J’ai changé d’établissement en cours d’année.
Adolescent, la colère m’a bouffé. Pourquoi eux et pas moi ? J’ai fait des cauchemars, des crises d’angoisse au bord de l’eau. Il m’a fallu des années de thérapie pour comprendre que survivre n’est pas une faute.
Aujourd’hui, j’ai des enfants. Quand je les emmène près d’une rivière, je vérifie dix fois s’il y a un barrage en amont. Je leur apprends à écouter le grondement de l’eau, à repérer les signes avant-coureurs. Je refuse qu’un jour ils vivent ce que j’ai vécu.
La nouvelle stèle : un symbole de résilience
L’an dernier, la fontaine commémorative a été volée. Un choc supplémentaire pour les familles qui venaient encore s’y recueillir. Certains y voyaient presque un acharnement du destin.
La nouvelle stèle, inaugurée ce 4 décembre 2025, est plus sobre, plus solide. Sept blocs de pierre portent les prénoms des victimes. Au centre, une phrase de Victor Hugo que les parents de Teiva ont choisie :
« Tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis. »
Lors de la cérémonie, j’ai croisé d’autres survivants. On s’est serrés dans les bras sans trop parler. Les mots sont parfois inutiles quand le cœur a trop mal.
Ce qui a changé (ou pas) en trente ans
Sur le papier, tout a évolué. Des protocoles stricts encadrent désormais les lâchers d’eau. Des sirènes d’alerte ont été installées en aval de nombreux barrages. Les écoles reçoivent des consignes claires avant toute sortie près d’un cours d’eau à risque.
Mais dans les faits ? J’ai encore vu, l’été dernier, des familles pique-niquer juste sous un barrage sans le savoir. Les nouveaux panneaux sont là, mais qui les lit vraiment ?
Le Drac continue de charrier ses eaux turquoise, indifférent. Il reste magnifique et mortel. La montagne ne pardonne pas l’insouciance.
Un message aux parents d’aujourd’hui
Si vous lisez ces lignes et que vous habitez près d’une rivière dominée par un barrage, vérifiez. Demandez à votre mairie s’il existe un plan de prévention. Emportez toujours un sifflet avec vos enfants. Apprenez-leur à courir vers les hauteurs au moindre doute.
Parce que la nature est belle, oui. Mais elle ne prévient pas toujours. Et parfois, ceux qui gèrent l’eau oublient qu’en dessous, il y a des vies.
Trente ans après, les rires de mes camarades résonnent encore dans ma tête. Ils ne vieilliront jamais. Moi si. Et je porterai leur mémoire jusqu’au bout, pour que plus jamais une sortie scolaire ne devienne un deuil national.
Si cet article vous a touché, partagez-le. La mémoire ne doit pas s’effacer, et la vigilance non plus.
