Imaginez la scène : vous êtes enseignant depuis trente ans, vous corrigez une dissertation d’un élève qui a décroché la mention très bien au bac, et vous comptez… soixante-dix fautes sur six pages. Pas des subtilités stylistiques, non. Des fautes d’accord, de conjugaison, des « a » sans accent, des phrases qui ne veulent plus rien dire. Vous vous demandez sérieusement si on ne vous a pas glissé une blague. Et pourtant, c’est la réalité quotidienne de nombreux professeurs dans l’enseignement supérieur français en cette fin 2025.
Un effondrement silencieux qui n’a rien de surprenant
Ce n’est pas un petit coup de mou passager. Les témoignages convergent : le niveau en expression écrite s’est littéralement écroulé ces dernières années. Et le pire ? Les étudiants les plus touchés sont souvent ceux qu’on pensait les mieux armés : prépas, écoles d’ingénieurs, universités sélectives. Là où on attendrait une maîtrise impeccable, on trouve parfois des copies à peine lisibles.
Je me souviens d’un collègue qui m’a confié, presque honteux : « Je passe plus de temps à décrypter les fautes qu’à évaluer le fond. » On en rit jaune, mais derrière le rire, il y a une vraie détresse. Parce qu’on sait tous que maîtriser sa langue, ce n’est pas du luxe, c’est le minimum pour penser correctement et se faire comprendre dans le monde professionnel.
Les chiffres qui font mal
Les études internationales ne laissent aucun doute. Pendant que le nombre de diplômés du supérieur explose (on a gagné cinq points en quelques années), les compétences en lecture et en écriture, elles, plongent. On forme plus, mais on forme moins bien sur l’essentiel.
- En classes préparatoires économiques haut de gamme : des copies avec 60-70 fautes en moyenne
- En école d’ingénieurs : 35 % des étudiants en difficulté sérieuse avec l’orthographe et la grammaire
- À l’université : des phrases sans verbe, des accords complètement aléatoires
- Partout : un vocabulaire qui se réduit comme peau de chagrin
Et attention, ces jeunes ne sont pas moins intelligents qu’avant. Ils sont même souvent plus créatifs, plus à l’aise avec les outils numériques. Le problème est ailleurs.
Pourquoi on en est arrivé là ? Les racines du mal
D’abord, il y a cette idée reçue qui a fait des ravages : « L’orthographe, c’est secondaire. Ce qui compte, c’est le fond. » Résultat ? On a laissé tomber l’exigence dès le collège, parfois même avant. Les correcteurs automatiques ont fini le travail : pourquoi se fatiguer quand Word ou le téléphone corrige tout seul ?
Ajoutez à cela la course aux mentions au bac. Quand 80 % d’une classe décroche une mention, on se doute que la barre a été baissée. Et pas qu’un peu. Un ancien examinateur me confiait récemment : « On nous demandait de fermer les yeux sur les fautes dès qu’il y avait un semblant de raisonnement. »
Et puis il y a les réseaux sociaux, les SMS, les messages vocaux. On écrit de plus en plus, mais jamais comme avant. Les phrases sont courtes, hachées, remplies d’abréviations. Résultat : quand il faut rédiger trois pages structurées, c’est la panique.
« Ils ne sont pas plus bêtes que ceux d’il y a quinze ans. Ils ont juste jamais été vraiment exigeants avec eux-mêmes sur ce point. »
Un enseignant en classe préparatoire
Dans les amphis : la réalité brute
En macroéconomie à l’université, une prof découvre que ses L1 écrivent « les entreprise » ou « il on décidés ». Elle alerte sa direction, on lui répond que « ce n’est pas si grave ». Elle finit par conseiller à ses étudiants d’acheter un Bescherelle et de suivre des comptes Instagram de révision orthographique. Vraiment.
En prépa, un vétéran de l’enseignement décide, pour la première fois de sa carrière, de faire une dictée à ses élèves. Pas pour la note, juste pour le choc. « Ils avaient bossé dur, mais le nombre de fautes rendait leur travail illisible. Il fallait qu’ils se rendent compte. » Le résultat ? La copie suivante était déjà bien meilleure.
Dans une grande école d’ingénieurs, on propose désormais le Projet Voltaire avec un système de bonus/malus sur la note finale. Les étudiants jouent le jeu : dix minutes par jour, et les progrès sont visibles en quelques mois. Preuve que quand on leur montre que ça compte vraiment, ils se bougent.
Et après ? Les risques pour leur avenir
On peut se dire que c’est « juste » de l’orthographe. Sauf que non. Une étude récente montre que les recruteurs éliminent encore massivement les CV et lettres de motivation bourrés de fautes. Et une fois en poste, un mail mal écrit peut vous faire passer pour incompétent, même si vous êtes brillant.
Un directeur des ressources humaines me disait l’autre jour : « Je préfère un candidat moyen qui s’exprime correctement qu’un génie qui écrit comme un enfant de CM2. » C’est dur, mais c’est la réalité du monde pro.
Des solutions qui marchent déjà
Le bon côté, c’est que ça n’est pas une fatalité. Partout où on remet l’exigence au centre, les étudiants progressent vite.
- Dictées « choc » en début d’année (même en prépa ou en école)
- Certifications orthographe obligatoires ou incitées (type Projet Voltaire)
- Bonus sur les notes pour ceux qui progressent vraiment
- Ateliers d’expression écrite intégrés dans les cursus
- Exercices réguliers de reformulation et de rédaction structurée
L’aspect le plus encourageant ? Les jeunes comprennent très bien quand on leur explique que c’est pour leur avenir. Ils ne demandent qu’à progresser, à condition qu’on leur donne les moyens et qu’on arrête de leur faire croire que « c’est pas grave ».
Ce qu’il faudrait faire, maintenant
Il est temps de redonner ses lettres de noblesse à la langue française dans l’éducation. Pas par nostalgie, mais par pragmatisme. Parce qu’un cadre qui ne sait pas écrire correctement est un cadre qui communique mal. Et dans un monde où tout va vite, communiquer clairement, c’est déjà la moitié du boulot.
Il faut arrêter de dire que l’orthographe est ringarde. Elle est vitale. Et surtout, il faut redire haut et fort que la mention très bien au bac doit redevenir synonyme d’excellence, pas de lot de consolation généralisé.
« Il n’y a pas de solution miracle, mais il suffit de décider que c’est une compétence essentielle. Quand ils sont convaincus que ça compte, ils y arrivent très bien. »
Alors oui, on peut parler d’effondrement. Mais un effondrement, ça se reconstruit. Et là, tout de suite, on a tous les matériaux sous la main : des étudiants motivables, des outils efficaces, et des enseignants qui n’attendent qu’un signal fort.
Il ne manque plus que la volonté collective de dire : la langue française, on la respecte. Et on la transmet correctement. Parce que nos jeunes le méritent. Et parce que, franchement, on n’a pas le choix.
