Imaginez votre enfant qui rentre du collège et qui, semaine après semaine, vous dit : « On n’a pas eu français aujourd’hui… encore. » Au début on hausse les épaules, on se dit que ça arrive. Puis les semaines deviennent des mois. Et à la fin de l’année, c’est plus d’un tiers du programme qui a purement et simplement disparu. C’est exactement ce qui est arrivé à une famille du Nord. Et cette fois, la justice a tranché : l’État a failli à sa mission.
Quand 55 heures de français s’évaporent en sixième
55 heures. Dit comme ça, ça peut sembler abstrait. Mais quand on sait qu’en sixième le volume annuel de français tourne autour de 160 heures, on comprend vite le choc : 34 % du programme n’ont tout simplement jamais été dispensés. Trente-quatre pour cent. Autant dire qu’une matière aussi fondamentale que le français a été amputée d’un tiers pour cette élève.
Le tribunal administratif a été clair : la sixième est une année charnière. C’est là que se posent les bases de la maîtrise de la langue, de l’analyse de texte, de la grammaire complexe. Perdre autant d’heures, ce n’est pas juste « rattrapable à la maison ». C’est un retard qui peut peser lourd, très lourd, sur toute la scolarité.
Une faute reconnue, une indemnisation symbolique
Le 28 novembre dernier, le juge a donc estimé que l’État avait commis une faute de service. Les tentatives du rectorat pour organiser des remplacements ponctuels ou des heures de rattrapage n’ont pas suffi. Résultat : 470 euros versés à la famille. 470 euros, c’est peu, évidemment. Mais le symbole est énorme.
« Compte tenu du volume élevé d’heures de cours non dispensées, l’élève a nécessairement accusé un retard et des lacunes dans les apprentissages obligatoires de cette matière, lui occasionnant un préjudice direct et certain. »
Extrait du jugement du tribunal administratif
Ce qui frappe, c’est la précision du raisonnement. Le juge n’a pas simplement compati. Il a calculé, pesé, comparé. Et il a conclu que oui, quand on dépasse un certain seuil d’heures perdues, l’État n’a plus d’excuse.
Le même jour, un autre dossier… refusé
Intéressant détail : le même tribunal examinait, le même jour, le cas d’une autre enfant de la même famille. Cette fois, 19 heures de physique-chimie manquantes en troisième. Là, le juge a considéré que le volume n’était « pas appréciable » et a débouté la demande.
Donc on a désormais une sorte de barème implicite : en dessous de 20 heures environ, ça passe encore (ou plutôt, ça ne passe pas devant le juge). Au-dessus, et surtout quand il s’agit d’une matière fondamentale en année charnière, l’État peut être condamné. C’est une première forme de jurisprudence qui se dessine.
Un problème bien plus large que le Nord
Ce qui est arrivé dans ce collège de Lys-lez-Lannoy n’a rien d’exceptionnel, soyons honnêtes. Combien de parents, partout en France, ont vécu la même galère ? Un prof absent pour maladie longue durée, burn-out, formation, ou tout simplement parce qu’il n’y a plus assez de candidats au concours… Et puis plus personne pendant des mois.
J’ai discuté récemment avec une maman d’Île-de-France : son fils en quatrième n’a pas eu maths pendant cinq mois l’an dernier. Cinq mois. Elle a fini par le mettre en cours particuliers à 45 € de l’heure. Tout le monde n’a pas les moyens.
- En 2023, près de 4 000 postes d’enseignants n’ont pas été pourvus à la rentrée (chiffres officiels).
- Le français, les maths et l’anglais sont les disciplines les plus touchées par les absences longues.
- Certains rectorats avouent bricoler avec des contractuels sans formation ou des heures supplémentaires imposées aux collègues déjà épuisés.
Et pendant ce temps, on demande aux élèves de « rattraper par eux-mêmes ». Comme si un collégien de 11-12 ans pouvait, seul, combler 55 heures de cours structurés.
Vers une vague de recours des familles ?
Cette décision risque de faire boule de neige. Déjà, des associations de parents d’élèves se frottent les mains. Parce que désormais, il y a un précédent concret. Une famille ordinaire qui va au bout, qui saisit le tribunal administratif, et qui gagne.
Concrètement, ça veut dire quoi ? Que n’importe quel parent peut, en théorie, faire la même démarche :
- Constituer le dossier (attestations du collège, relevé d’heures manquantes)
- Saisir le rectorat en responsabilité (étape obligatoire)
- Puis aller au tribunal administratif si refus
Évidemment, ça prend du temps et de l’énergie. Mais quand on voit le montant – même symbolique – et surtout la reconnaissance du préjudice, certains risquent de se lancer.
Et maintenant, quelles solutions ?
On peut toujours condamner l’État à payer 470 € par-ci, 1 000 € par-là. Mais ça ne résout rien sur le fond. Le vrai problème, c’est la pénurie chronique d’enseignants. Et là, on touche à des sujets explosifs :
- Rémunération trop faible en début de carrière
- Conditions de travail dégradées
- Manque d’attractivité du métier
- Concours trop sélectifs ou pas assez adaptés
Tant qu’on n’aura pas réglé ça, on continuera à bricoler. Et les grands perdants resteront toujours les mêmes : les élèves, surtout ceux qui n’ont pas les moyens de se payer du soutien scolaire à côté.
Cette condamnation, finalement, c’est un électrochoc. Un rappel brutal que l’école gratuite, laïque et obligatoire, ça veut dire quelque chose. Ça veut dire que l’État a des devoirs. Et que quand il ne les remplit pas, il doit en répondre devant la justice.
470 euros, ce n’est pas grand-chose. Mais c’est peut-être le début d’un mouvement qui forcera enfin le système à se regarder en face.
Et vous, dans votre collège ou lycée, combien d’heures vos enfants ont-ils perdu ces dernières années ? La question mérite d’être posée. Parce que derrière les statistiques, il y a des gamins qui grandissent avec des trous béants dans leur scolarité. Et ça, aucune indemnité, même symbolique, ne pourra jamais totalement le réparer.
