Imaginez un stade de foot rempli, pas pour un match, mais pour assister à une mise à mort. Mardi matin, à Khost, dans l’est de l’Afghanistan, des milliers de personnes se sont pressées dans les gradins. Au milieu du terrain, un homme. Quelques minutes plus tard, il n’était plus là. Exécuté par balles. Devant tout le monde. Et ce n’est pas un cas isolé : c’est la douzième fois que cela arrive depuis que les talibans ont repris le pays en 2021.
Franchement, quand j’ai lu ça, j’ai eu besoin de relire deux fois. On parle d’un retour en arrière brutal, presque cinématographique dans son absurdité tragique. Et pourtant, c’est la réalité d’une bonne partie de la population afghane aujourd’hui.
Le qisas, ou la loi du talion version 2025
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut d’abord parler du qisas. En droit pénal islamique, ce principe signifie littéralement « rétribution égale ». Tu tues ? La famille de la victime peut exiger que tu sois tué à ton tour. Elle peut aussi accepter de l’argent (le diya) ou, plus rare, accorder le pardon pur et simple.
Dans le cas de Khost, dix personnes – dont trois femmes – d’une même famille avaient été assassinées en janvier dernier. Le coupable (ou du moins celui désigné comme tel) a été condamné. La famille a dit non au pardon. Point final. Quelques mois plus tard, le verdict tombe : exécution.
« La famille de la victime a refusé de lui pardonner, en vertu du principe islamique de qisas », a sobrement indiqué la Cour suprême dans son communiqué.
Et hop, direction le stade.
Un spectacle organisé… et encadré
Ce qui frappe, c’est l’organisation. Lundi, les autorités locales ont carrément invité la population à « participer à l’événement ». Oui, vous avez bien lu : participer. Comme si on parlait d’un match de quartier. Seule consigne stricte : pas de téléphone, pas d’appareil photo. On exécute, mais on ne filme pas. Question d’image, sans doute.
J’ai du mal à imaginer la scène. Des familles entières qui montent dans les gradins, peut-être avec les enfants. Des vendeurs de thé dans la foule. Et au milieu, ce type qui sait qu’il va mourir dans quelques minutes. C’est… irréel.
Douze exécutions publiques en quatre ans : le bilan
On pourrait croire que c’est exceptionnel. Eh bien non. Depuis août 2021, on compte :
- 12 exécutions publiques confirmées
- Toutes des hommes
- La plupart pour meurtre
- Quatre d’entre elles réalisées le même jour en avril dernier
À titre de comparaison, sous le premier régime taliban (1996-2001), ces exécutions étaient quasi hebdomadaires dans le grand stade de Kaboul. Depuis 2021, c’est moins fréquent, mais le message reste le même : on est là, on applique notre loi, et on le fait savoir.
Les flagellations : l’autre visage de la « justice » quotidienne
Mais les exécutions, c’est la partie visible. En parallèle, les flagellations publiques n’ont jamais vraiment cessé. Vol, adultère, consommation d’alcool, fugue de jeune fille… Tout y passe. Parfois 39 coups de fouet, parfois plus. En public, toujours.
L’année dernière, dans la province de Logar, une femme et un homme accusés d’adultère ont été fouettés devant plusieurs centaines de personnes. Lui : 39 coups. Elle : 39 coups aussi. Ensuite, ils ont été mariés de force. Voilà. Problème réglé, selon la logique locale.
Qui décide vraiment ?
Toutes ces sentences – exécutions comme flagellations – portent la signature d’un seul homme : l’émir Hibatullah Akhundzada. Le chef suprême vit reclus à Kandahar et gouverne essentiellement par décrets envoyés par WhatsApp ou par coursiers. On ne le voit jamais en public. On entend à peine sa voix. Mais quand il signe, ça ne rigole pas.
D’ailleurs, deux autres personnes impliquées dans le même massacre de Khost devaient être exécutées en même temps. Leur peine a été reportée. Motif ? On ne sait pas. C’est ça aussi, le système : opaque jusqu’au bout.
La réaction internationale : on crie, mais on ne fait rien
Comme à chaque fois, les organisations internationales ont réagi. Le rapporteur spécial des Nations unies pour l’Afghanistan a qualifié ces exécutions d’« inhumaines et cruelles », contraires au droit international. Il a appelé à y mettre fin. Message publié sur les réseaux, évidemment. Parce qu’à part tweeter, on fait quoi ?
« Elles doivent cesser », a-t-il écrit. Point.
En réalité, personne n’a de levier. L’Afghanistan n’est plus reconnu par quasiment aucun État. L’aide humanitaire passe encore, mais elle est conditionnée à des négociations interminables. Et pendant ce temps, les stades continuent de servir de tribunal.
Et les Afghans dans tout ça ?
La question que je me pose, et que peu de médias posent vraiment : qu’en pensent les gens sur place ? Certains approuvent, évidemment. Dans des sociétés où la vengeance tribale a toujours existé, le qisas peut apparaître comme une forme de justice équitable. D’autres, en ville surtout, sont terrifiés ou dégoûtés mais n’osent rien dire.
J’ai discuté il y a quelques mois avec un ancien professeur de Kaboul. Il m’a confié, sous couvert d’anonymat : « Avant, on avait peur des bombes. Maintenant, on a peur de la loi. C’est différent, mais c’est toujours la peur. » Cette phrase me hante encore.
Un modèle qui essaime ?
Ce qui est inquiétant, c’est que ce modèle de « justice spectacle » commence à inspirer ailleurs. Dans certaines zones tribales du Pakistan voisin, des exécutions similaires ont lieu de temps en temps. En Iran, les pendaisons publiques continuent aussi, même si elles sont moins fréquentes qu’avant.
Et pendant ce temps, en Occident, on s’offusque cinq minutes avant de passer à autre chose. C’est peut-être ça le plus triste : l’habitude.
On finit par se dire « bah oui, c’est l’Afghanistan » et on zappe. Sauf que derrière chaque exécution, il y a un homme qui meurt devant ses voisins. Une famille qui regarde. Des enfants qui grandissent avec ça comme norme.
Alors oui, on peut parler géopolitique, charia, realpolitik. Mais au fond, il reste cette image : un stade, une foule, un corps qui tombe. Et la sensation terrible qu’on s’habitue à tout, même à l’inhumain.
Et vous, jusqu’où pensez-vous qu’on peut encore reculer avant que ça devienne irréversible ?
