Imaginez que, du jour au lendemain, la moitié du personnel qui distribue l’aide alimentaire, médicale et éducative à des millions de personnes soit interdite de travail. Pas parce qu’elle est incompétente. Pas parce qu’elle a fauté. Simplement parce qu’elle est née femme. C’est exactement ce qui se passe en Afghanistan depuis trois mois dans les bureaux des Nations Unies.
Et franchement, quand on voit les images de ces files interminables de mères et d’enfants qui attendent des sacs de farine ou un rendez-vous médical, on se dit que cette décision dépasse l’entendement. L’ONU elle-même tire la sonnette d’alarme : si cette interdiction perdure, des services vitaux risquent purement et simplement de s’effondrer.
Une interdiction qui paralyse l’aide sur le terrain
Tout a commencé il y a un trimestre. Les autorités talibanes ont notifié à l’ONU que les employées afghanes – oui, uniquement les femmes – n’avaient plus le droit de se rendre dans les locaux onusiens ni, dans certains cas, d’aller sur le terrain. Des centaines de femmes se sont retrouvées assignées à résidence, obligées de travailler à distance quand c’était possible, ou carrément mises au chômage technique.
Sur le papier, certaines continuent de traiter des dossiers depuis leur salon. Mais soyons sérieux deux minutes : comment évaluer les besoins d’une famille sinistrée par un séisme depuis son canapé ? Comment distribuer des kits d’hygiène menstruelle sans pouvoir parler directement aux femmes concernées en privé ? Impossible.
« Ce n’est que grâce à ces femmes que l’ONU peut atteindre les femmes et les filles »
Susan Ferguson, représentante d’ONU Femmes en Afghanistan
Cette phrase résume tout. Dans un pays où la ségrégation de genre est quasi totale, une humanitaire homme ne peut pas interroger une femme seule, entrer dans certaines maisons, ni même parfois lui parler directement. Sans personnel féminin, c’est toute la chaîne d’aide qui se grippe.
Le précédent du HCR : quand l’aide s’arrête net
Mi-septembre, le Haut-Commissariat pour les réfugiés a dû suspendre l’aide pécuniaire aux migrants de retour dans deux provinces. Pourquoi ? Parce que 52 % des personnes concernées étaient des femmes, et qu’il était devenu impossible de les enregistrer correctement sans agentes féminines. Résultat : des milliers de familles renvoyées du Pakistan ou d’Iran se sont retrouvées sans un sou.
J’ai lu les rapports internes : les agents masculins tentaient bien de poser des questions à travers un rideau ou via un membre masculin de la famille, mais les informations recueillies étaient partielles, parfois fausses. Les femmes les plus vulnérables – veuves, mères célibataires, victimes de violences – passaient complètement à travers les mailles du filet.
Un cumul de restrictions qui étouffe peu à peu la société
Cette interdiction à l’ONU n’est que la dernière couche d’un mille-feuille de mesures restrictives. Depuis 2021 :
- Interdiction d’aller à l’école au-delà de 12 ans
- Fermeture des salons de beauté
- Parcs, hammams et salles de sport inaccessibles
- Obligation d’être accompagnée d’un mahram (tuteur masculin) pour tout déplacement de plus de 72 km
- Interdiction de travailler dans la plupart des ONG et maintenant à l’ONU
On pourrait croire que c’est une liste exhaustive, mais non. Presque chaque mois apporte son lot de nouvelles règles. L’effet cumulé est terrifiant : des milliers de femmes qui avaient un emploi, un salaire, une forme d’indépendance, se retrouvent cloîtrées chez elles.
Et quand je dis terrifiant, ce n’est pas un mot en l’air. Des amies afghanes me racontent que certaines de leurs collègues, autrefois ingénieures, médecins, enseignantes, passent désormais leurs journées à coudre des vêtements pour tenter de nourrir leurs enfants. Le sentiment d’étouffement est total.
L’argument taliban : « respect de la charia »
Du côté des autorités, on justifie ces mesures par le « respect des principes islamiques ». On parle de protection des femmes, de préservation de leur honneur. Mais quand on regarde de protection à des femmes qui meurent de faim parce qu’elles n’ont plus de salaire, il y a comme un décalage.
Beaucoup d’observateurs – moi le premier – y voient plutôt une volonté de contrôle social absolu. En excluant les femmes de l’espace public, on s’assure qu’elles restent dépendantes économiquement et socialement des hommes. C’est une stratégie vieille comme le monde, malheureusement efficace à court terme.
Et maintenant ? Trois scénarios possibles
À l’heure où j’écris ces lignes, plusieurs issues se dessinent :
- Les talibans font marche arrière sous la pression internationale (peu probable à court terme, ils n’ont jamais cédé sur les questions de genre)
- Un compromis bancal est trouvé : les femmes reviennent au travail mais avec des conditions encore plus strictes (bureaux séparés, horaires réduits, etc.)
- L’ONU et les ONG réduisent drastiquement leurs programmes, concentrent l’aide sur les zones moins restrictives, et des millions de personnes se retrouvent abandonnées
Franchement, aucun de ces scénarios n’est réjouissant. Le troisième est même cauchemardesque : l’Afghanistan est déjà l’un des pays les plus pauvres du monde, avec 97 % de la population sous le seuil de pauvreté selon les dernières estimations.
Ce que ça nous dit du monde en 2025
Ce qui me frappe le plus dans cette affaire, c’est le silence assourdissant de la communauté internationale. Oui, il y a des communiqués, des déclarations indignées. Mais concrètement ? Presque rien. Les talibans restent invités à certaines conférences régionales, on continue de discuter commerce et minerais avec eux.
Pendant ce temps, des petites filles qui rêvaient de devenir médecins apprennent à coudre. Des femmes qui géraient des équipes de 50 personnes passent leurs journées à attendre que leur mari daigne leur donner 500 afghanis pour acheter du pain.
Et nous, on regarde ailleurs.
Peut-être que cet article, comme tant d’autres, ne changera rien. Mais au moins, il aura rappelé qu’en 2025, à quelques heures d’avion de l’Europe, des femmes se battent encore pour avoir le droit de travailler. Tout simplement.
Si vous avez des contacts en Afghanistan, des histoires de ces femmes que vous voulez partager, ou simplement envie de réagir, les commentaires sont ouverts. Parce que parfois, le simple fait de parler, c’est déjà résister un peu.
