Imaginez la scène : il est minuit passé à Hongkong, la salle est encore vibrante des échos de la Coupe du monde par équipes, et trois gars en survêtement bleu posent pour la photo officielle des Finales WTT. Deux frères, un vétéran. Tous les trois dans le top 17 mondial. Franchement, qui aurait misé un euro là-dessus il y a encore un an ? Moi le premier, je l’avoue.
Une première depuis vingt-six ans
Reprenons calmement. Pour la première fois depuis 1999 – l’époque où Jean-Philippe Gatien faisait encore trembler les Chinois –, trois Français se retrouvent ensemble dans le tournoi le plus select de la saison, celui qui rassemble les seize meilleurs joueurs de l’année. Félix Lebrun, 19 ans, 6e mondial. Alexis, son grand frère de 22 ans, 10e. Et Simon Gauzy, 31 ans, 17e. Trois générations, un même rêve : faire enfin mieux que les huitièmes de finale qui collent aux Bleus comme une malédiction depuis un quart de siècle.
Et pourtant, rien n’était écrit. Surtout pas pour Gauzy.
Simon Gauzy, la surprise qui n’en est plus une
Quand je repense à l’été dernier, Simon était encore autour de la 30e place mondiale et semblait se diriger doucement vers une fin de carrière honorable mais sans éclat supplémentaire. Et puis, quelque chose a cliqué. Malmö, Francfort, Montpellier… Les résultats s’enchaînent, les gros scalps tombent (Calderano, même Félix en France !). À la fin, il arrache sa qualification à Mascate il y a à peine trois semaines.
« Il y a trois mois, je me voyais encore 30e mondial et loin de tout ça. Et puis on m’a dit : là, tu es 18e. J’ai joué le coup à fond. »
Simon Gauzy, juste après son ticket validé
Le plus beau dans tout ça ? Il le dit lui-même : il n’a plus rien à prouver. Les médailles olympiques (bronze en mixte et par équipes), il les a. La pression ? Évacuée. Résultat : il joue libéré, créatif, parfois même un peu fou. Et ça marche terriblement bien.
Félix Lebrun : l’année de la maturation forcée
De son côté, le petit frère prodige a vécu une saison en deux temps. Un début 2025 un peu chaotique – on sentait que le corps de l’ado devenu adulte peinait à suivre le rythme infernal. Puis un déclic physique, des heures en salle de muscu, un jeu qui s’éloigne enfin de la table quand il le faut. Résultat ? Une finale au Grand Smash de Pékin (perdue 4-0 contre Wang Chuqin, mais quand même) et une 6e place mondiale qui fait de lui un client sérieux pour n’importe qui.
Son objectif à Hongkong ? Simple et réaliste.
« Je n’ai jamais passé un tour ici. Si je gagne un match, ce sera déjà une belle compétition. »
Quand on sait que son bourreau récurrent s’appelle souvent Wang Chuqin ou Ma Long, on mesure l’humilité du bonhomme.
Alexis, le phénix à l’auriculaire fracturé
Et puis il y a Alexis. L’aîné. Celui qui a porté le ping français pendant que Félix explosait. Celui qui s’est fracturé l’auriculaire droit deux fois cette année – deux mois loin des tables à chaque fois. Franchement, beaucoup auraient lâché. Lui ? Il revient, gagne son quart à Mascate, pousse son frère en finale et valide son billet pour Hongkong à la force du poignet (le gauche, forcément).
10e mondial malgré tout ça. Chapeau.
- Deux mois d’arrêt en mars-avril après les Championnats de France
- Un deuxième arrêt en pleine saison estivale
- Retour gagnant à Oman avec finale contre Félix
- Première qualification aux Finales WTT de sa carrière
Quand je discute avec ceux qui les suivent depuis toujours, ils sont unanimes : Alexis joue aujourd’hui avec une sérénité qu’il n’avait pas avant. Moins de pression, plus de plaisir. Et ça se voit.
Des adversaires qui ne rigolent pas
Maintenant, la réalité du tableau. Parce qu’à ce niveau-là, il n’y a plus de petit match.
Alexis ouvrira le bal jeudi face à Tomokazu Harimoto, 5e mondial, le Japonais qui monte en puissance depuis deux ans. Un client. Félix pourrait retrouver Wang Chuqin dès les huitièmes s’il passe son premier tour – et on sait ce que ça donne d’habitude. Quant à Simon, son tableau n’est pas encore totalement connu au moment où j’écris ces lignes, mais on peut être sûr qu’il ne sera pas invité à un pique-nique non plus.
« À ce niveau-là, ça gagne, ça perd. Parfois on ne maîtrise pas tout… »
Alexis Lebrun, philosophe
Pourquoi cette fois pourrait être la bonne
Plusieurs raisons me font penser que quelque chose peut se passer cette année.
D’abord, l’expérience accumulée. Félix et Simon ont déjà goûté trois fois à ces Finales. Ils savent à quoi s’attendre : le format court (best of 7), la pression médiatique, le public asiatique qui pousse derrière les locaux. Même Alexis, pour une première, arrive avec le mental d’un mec qui a déjà tout vécu cette saison.
Ensuite, la dynamique collective. Avoir trois Français qualifiés, c’est énorme pour l’émulation. Ils s’entraînent ensemble, se chambrent, se tirent vers le haut. Patrick Chila le disait récemment : « Simon a pu s’appuyer sur les frères pour aller chercher ses médailles, ça l’a relâché. » L’effet est réciproque.
Enfin, la fatigue ? Oui, elle est là. Onze mois de voyage non-stop, la Coupe du monde par équipes qui s’est terminée samedi… Mais paradoxalement, ça peut jouer en leur faveur. Quand tu es épuisé mais que tu sais que c’est le dernier tournoi de l’année, tu lâches tout. Plus rien à calculer.
Et si on rêvait un peu ?
Imaginons. Juste deux minutes.
Félix passe enfin son premier tour (pourquoi pas contre un outsider). Alexis crée la surprise contre Harimoto. Simon, en mode artiste, sort un tennis de table dont lui seul a le secret. Et là, paf. Un quart de finale 100 % français. Ou même mieux.
On n’ose à peine y penser. Depuis Gatien en 1999, personne n’a ramené de médaille des Finales WTT (ou ITTF Finals à l’époque). Vingt-six ans d’attente.
Moi je dis : cette génération a déjà brisé tellement de barrières. Les JO, les médailles mondiales, les top 10… Pourquoi pas celle-ci aussi ?
Le tournoi commence dans la nuit de mardi à mercredi. Peu importe le résultat final, une chose est sûre : le tennis de table français n’a jamais été aussi excitant à suivre. Et quelque part, c’est déjà une sacré belle victoire.
Allez, on se retrouve jeudi matin pour débriefer tout ça. Et qui sait, peut-être pour fêter quelque chose de grand.
