Imaginez-vous dans les tribunes d’une salle néerlandaise, un dimanche soir de décembre. Le tableau d’affichage affiche déjà un écart abyssal, les supporters chantent presque par habitude, et pourtant, un homme reste rivé à son écran comme si le sort du match se jouait encore. Ce n’est pas un fan ordinaire. C’est Franck Prouff, et pendant que tout le monde savoure la promenade de santé des Bleues face à la Chine (47-21), lui, il dissèque, note, séquence. Parce que même quand ça paraît facile, rien ne l’est vraiment à ce niveau.
Derrière l’écrasante victoire, l’exigence reste intacte
47-21. Sur le papier, c’est presque indécent. À la pause, c’était déjà 26-12. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la France a marché sur son adversaire et validé dès le deuxième match son billet pour le tour principal du Mondial 2025. Mais dans le handball de haut niveau, surtout quand on porte le maillot bleu, une victoire n’est jamais juste une victoire. C’est une occasion de travailler, de polir, de corriger. Et c’est exactement ce qui s’est passé dans les travées de ’s-Hertogenbosch.
Franck Prouff, 53 ans, Breton pure souche, n’est pas là par hasard. Ancien responsable du pôle de Caen, sélectionneur des U19 masculins, il a intégré le staff de Sébastien Gardillou après les JO 2024. Son rôle ? L’analyse en temps réel. Tablette sur les genoux, carnet à portée de main, il regarde le match une première fois à l’œil nu, puis une deuxième, une troisième, ralentit, zoome, découpe. Une action = une séquence. Et parfois, une simple vidéo vaut mieux que dix minutes d’explications.
Un œil en hauteur, une vision en profondeur
Ce qui frappe, c’est la position. Pendant que Gardillou et ses adjoints immédiats vivent le match au bord du terrain, Prouff prend de la hauteur. Littéralement. Perché dans les tribunes, il voit les placements, les espaces, les courses que personne d’autre ne peut observer sous cet angle. Et quand le sélectionneur a besoin d’un renseignement précis – temps de jeu de Horacek, Grandveau ou Nocandy –, il suffit d’un appel rapide à Clément Lambert tout en haut ou à Lucile Bruxelles, l’analyste vidéo. Tout est croisé, tout est vérifié.
« Parfois une vidéo vaut mieux que trois phrases. »
Franck Prouff
Face à la Chine, le thème du jour était clair : défendre et courir. Minimiser le temps en attaque placée, entretenir cette défense agressive qui fait l’ADN des Bleues depuis des années. Et même quand l’écart devient énorme, l’exigence ne baisse pas d’un cran.
Les petits détails qui font les grandes équipes
Prenons quelques exemples concrets relevés ce soir-là.
- Le secteur central en défense : entre Sarah Bouktit et Tamara Horacek, il y avait encore trop d’espace laissé au pivot adverse. « Ça doit être plus précis », note Prouff.
- La 1-5 avec Méline Nocandy en pointe : lors du temps mort chinois à 10-3, mauvaise gestion du pivot. Il faut optimiser.
- Les engagements adverses à 9 mètres : « On est un peu apathiques », lâche-t-il avant la mi-temps. Le mot est fort, mais juste.
- La collaboration défense-gardienne : sur certains tirs, la balle vit trop longtemps. Il faut couper les lignes plus tôt.
Des détails ? Oui. Mais ce sont eux qui font la différence quand, dans quelques jours, les Bleues croiseront la route de la Norvège, du Danemark ou de l’Allemagne. Quand l’écart ne sera plus de trente buts, mais de un ou deux.
Un match d’entraînement… mais pas pour tout le monde
Franck Prouff le dit lui-même :
« C’est un match particulier, il n’y a pas de quoi faire un bilan énorme. Et moins il y en a, mieux c’est. »
Traduction : quand tout roule, on ne change rien de fondamental. On ajuste, on peaufine, on garde le cap. L’idée, c’est de hiérarchiser les priorités. Ce soir-là, Lucile Bruxelles a sorti environ 120 séquences vidéo, Prouff une petite vingtaine. Juste l’essentiel. Le reste viendra avec des adversaires plus costauds.
Et pourtant, même dans la facilité, il y a de la beauté. Alicia Toublanc qui enchaîne les missiles, Orlane Kanor et Clarisse Mairot qui mettent le feu dans la tribune en encourageant, Hatadou Sako qui sort des parades presque par routine… Tout ça sous l’œil attentif d’un staff qui ne relâche jamais la pression.
L’héritage Krumbholz, la patte Gardillou
Depuis le départ d’Olivier Krumbholz, on guettait la transition. Allait-on perdre cette culture de l’exigence ? La réponse est non. Sébastien Gardillou a repris la maison avec ses idées, mais surtout avec des hommes et des femmes qui connaissent la recette. Amandine Leynaud, David Burguin, et maintenant Franck Prouff. Chacun à sa place, chacun avec son rôle. Et ça fonctionne.
J’ai trouvé ça fascinant de voir à quel point, même lors d’un non-match, l’analyse reste chirurgicale. Parce que c’est ça, le très haut niveau : la capacité à travailler sérieusement quand tout le monde pense que c’est déjà plié.
Et maintenant ?
Le tour principal est acquis. Prochain objectif : terminer première ou deuxième du groupe pour éviter les gros morceaux trop tôt. Mais surtout, continuer à construire. À affiner cette défense 6-0 ou 1-5 selon les moments. À trouver les automatismes entre les anciennes et les jeunes qui montent (Grandveau, Nocandy, etc.). À garder cette identité faite de vitesse, d’agressivité et de solidarité.
Dans quelques heures, il y aura deux heures de débrief à l’hôtel. Puis un nouveau match. Puis un autre. Et Franck Prouff sera encore là, quelque part dans les tribunes, à séquencer, noter, corriger. Parce que même quand on gagne de trente buts, on n’a jamais tout à fait gagné.
Et quelque part, c’est rassurant. Ça veut dire que cette équipe de France féminine n’a pas fini de nous faire rêver.
Le handball français vit une période dorée depuis vingt ans. Et des hommes comme Franck Prouff, dans l’ombre, y sont pour beaucoup. La prochaine fois que vous verrez les Bleues dérouler, pensez à lever les yeux vers les tribunes. Il y a peut-être quelqu’un qui, lui, n’a pas encore rangé sa tablette.
