Imaginez un colosse de 121 kilos qui, après avoir écrasé les défenses adverses sur un terrain de rugby, rentre chez lui pour superviser la reconstruction pierre par pierre d’une église vieille de quatorze siècles. Non, ce n’est pas le scénario d’un film feel-good, c’est simplement la vie de Giorgi Melikidze, ce pilier droit qui porte le Stade Français sur ses épaules larges et qui, loin des projecteurs, redonne vie à son village natal en Géorgie. À 29 ans, ce Géorgien au sourire contagieux incarne une forme de force tranquille qui dépasse largement les frontières d’un terrain de jeu.
Quand on parle de piliers en rugby, on pense souvent à des machines de guerre, des gars taiseux qui font le sale boulot en mêlée. Mais Giorgi, lui, détonne. Il marque des essais – cinq cette saison déjà –, fait rire tout le vestiaire avec son français chantant et ses expressions improbables, et porte en lui une histoire qui mérite qu’on s’y arrête un peu.
Un personnage qui illumine le vestiaire parisien
Arrivé en France à tout juste 19 ans, en 2015, Giorgi Melikidze a mis du temps à trouver ses marques linguistiques. Dix ans plus tard, son français reste délicieusement approximatif, et c’est précisément ce qui fait son charme. Il appelle ses coéquipiers « ma belle », parle de « gagner le Top Takorz » ou de « casser la mêlée adverse ». Des petites phrases qui provoquent des éclats de rire dans le groupe.
Sa présence apporte une vraie joie de vivre.
Perry Freshwater, entraîneur des avants du Stade Français
Ce n’est pas juste une formule. Dans un sport aussi physique et parfois tendu que le rugby professionnel, avoir un gars comme Giorgi, toujours positif, toujours prêt à détendre l’atmosphère, c’est une bénédiction. Il débarque chaque matin à l’entraînement avec le sourire, content d’être là. Et ça se ressent sur tout le monde.
Ryan Chapuis, qui le côtoie depuis l’époque des espoirs, se souvient encore de ses débuts. « Au début, c’était compliqué pour communiquer. Il venait d’un coin très reculé, même l’anglais, il ne le parlait pas. » Aujourd’hui, les deux hommes rient encore des malentendus passés. Giorgi, avec son sens de l’autodérision, en joue pleinement. Il est de ces joueurs qu’on aime avoir dans une équipe, tout simplement parce qu’il rend les autres meilleurs, y compris hors du terrain.
Une force brute au service du collectif
Sur le rectangle vert, Giorgi n’est pas là pour faire de la figuration. À 1,80 m pour 121 kg, c’est un roc. Au squat, il domine tout le monde. Une vidéo circule où on le voit soulever 300 kg en arraché, pieds nus dans de simples baskets, sous les acclamations de ses partenaires. « Pas besoin de chaussures spéciales, j’aime chose normale, naturelle ! » lance-t-il avec son accent chantant.
Ses appuis dévastateurs font mal près des lignes. Quand il prend le ballon proche de l’en-but, arrêter cette masse en mouvement relève de l’exploit. Cette saison, ses cinq essais en font un pilier atypique, presque un finisseur déguisé. Seuls quelques coéquipiers fidjiens ou sud-africains font aussi bien dans l’effectif parisien.
Son taux de plaquages réussis frôle les 97 %. Une statistique impressionnante qui montre à quel point il est fiable défensivement. Le pack du Stade Français, souvent critiqué par le passé, a retrouvé de la solidité, et Giorgi y est pour beaucoup. À l’approche du derby face au Racing 92, son rôle sera une nouvelle fois décisif.
Des racines profondes dans le Samtskhé-Djavakhétie
Giorgi vient de Toloshi, un petit village de 500 âmes perché à 1 200 mètres d’altitude, dans le sud de la Géorgie. Une région montagneuse, rude, que les locaux appellent « la porte de la Géorgie ». Historiquement, c’est un bastion qui a résisté à toutes les invasions : Macédoniens, Ottomans, Perses… Les gens d’ici ont la réputation d’être solides, loyaux, des piliers sur lesquels on peut compter.
On dit des gens de sa région qu’ils sont les piliers de notre pays, ils ont toujours été en première ligne pour défendre la Géorgie.
Sergo Abramishvili, pilier gauche du Stade Français
Sergo, son jeune compatriote, connaît bien l’histoire. Lui a grandi à Tbilissi, la capitale, mais il parle de la région de Giorgi avec fierté. Une mentalité « seuls contre tous », presque insulaire, forgée par des siècles de résistance. Et Giorgi, dans le vestiaire comme dans la vie, incarne parfaitement cette idée : tu peux t’appuyer sur lui, il ne te lâchera pas.
En Géorgie, Giorgi est une star. Les policiers l’arrêtent pour des selfies, les télévisions font des reportages. Sa réussite a poussé beaucoup de jeunes à chausser les crampons. À Boulogne-Billancourt, où il vit discrètement, personne ne se doute que ce grand gaillard souriant est un héros national à l’autre bout de l’Europe.
D’une enfance difficile à la passion du rugby
Giorgi n’est pas né avec un ballon ovale sous le bras. Dans son village, personne ne connaissait le rugby. Enfant, il tapait dans un vieux boudin de cuir tenu par son père, ancien boxeur formé dans l’armée soviétique. « Je faisais boxe avec mama », dit-il tendrement – en géorgien, mama signifie papa.
Ses parents ont connu les années noires post-URSS : pénuries, conflits, survie grâce à la petite ferme familiale et à la solidarité villageoise. C’est dans ce contexte austère qu’un entraîneur est venu un jour proposer à Giorgi d’essayer le rugby dans la ville voisine. Douze kilomètres à pied parfois. Il a immédiatement adoré.
Le reste appartient à l’histoire. Repéré, envoyé en France, formé au Stade Français. Aujourd’hui, avec 26 sélections chez les Lelos, la redoutable équipe nationale géorgienne, il porte haut les couleurs de son pays. Mais il n’oublie pas d’où il vient.
Un projet qui dépasse le rugby : la renaissance d’une église
Voilà peut-être l’aspect le plus touchant de Giorgi Melikidze. Une partie de ses revenus de joueur professionnel, il l’investit dans un projet fou : restaurer une petite église orthodoxe du VIIe siècle, en ruines à cinq minutes de la maison familiale.
L’édifice a été détruit et reconstruit plusieurs fois au fil des invasions. Giorgi est le cinquième à s’y atteler, mais il veut faire les choses bien : pierre par pierre, selon les techniques traditionnelles, sans béton moderne. Un travail titanesque qu’il finance seul.
Il investit seul dans un acte de piété désintéressé, pour ramener la vie dans son village.
Car autrefois, ces églises n’étaient pas seulement des lieux de culte. On y apprenait à lire, à écrire, on y réunissait la communauté. En restaurant cet édifice, Giorgi veut redonner un cœur battant à Toloshi. L’hiver a stoppé les travaux pour l’instant, mais il espère une inauguration fin 2026 : bénédiction par un prêtre, grand festin avec vache et moutons rôtis, tout le village invité.
Il ne se met jamais en avant. « Si moi pas là, pas grave. Moi pas priorité. » Cette phrase en dit long sur l’homme. Dans un monde du sport professionnel parfois centré sur l’ego, Giorgi reste humble, généreux, tourné vers les autres.
Un symbole pour tout un pays
La Géorgie est un petit pays de moins de quatre millions d’habitants, coincé entre la grande Russie et des voisins parfois turbulents. Le rugby y est devenu bien plus qu’un sport : un vecteur d’identité, de fierté nationale. Les Lelos punchent bien au-dessus de leur poids sur la scène internationale, et des joueurs comme Giorgi, partis faire carrière en France, sont des ambassadeurs exceptionnels.
À une époque où le Top 14 compte de nombreux Géorgiens – certains clubs de divisions inférieures en alignent même plusieurs par feuille de match –, on se dit que des rencontres régulières entre la France et la Géorgie auraient du sens. Un peu comme autrefois avec la Roumanie. Le talent est là, la passion aussi.
Giorgi Melikidze, avec son parcours, incarne parfaitement cette vague géorgienne qui déferle sur le rugby français. Solide en mêlée, dangereux près des lignes, irréprochable dans l’état d’esprit. Et par-dessus tout, profondément humain.
Quand on regarde un match du Stade Français, on voit un pilier qui pèse de tout son poids. Quand on creuse un peu, on découvre un homme qui porte bien plus que ça : les espoirs de tout un village, la mémoire d’une région, la joie d’un vestiaire. Et ça, franchement, ça force le respect.
Le rugby, au fond, c’est ça : des histoires d’hommes avant d’être des histoires de points ou de classements. Et celle de Giorgi Melikidze est sans doute l’une des plus belles qu’on puisse raconter en cette saison de Top 14.
