Imaginez-vous au petit matin, quand les camions déchargent encore les premiers cageots de légumes et que l’odeur du sang frais se mélange à celle des herbes aromatiques. C’est dans ce décor brut, presque animal, du marché de Rungis que la ministre de l’Agriculture a choisi de parler de guerre. Pas n’importe quelle guerre : une guerre agricole qui, selon elle, se rapproche dangereusement de nos frontières. Et franchement, quand on écoute les chiffres qu’elle balance, on se dit que ce n’est peut-être pas qu’une formule choc.
Parce que oui, pendant que nous discutons encore de la taille des haies ou du nombre de traitements autorisés, d’autres pays, eux, investissent massivement dans leur outil de production alimentaire. Et quand je dis massivement, ce n’est pas une exagération : +40 % pour la Chine, +86 % pour les États-Unis en à peine dix ans. Pendant ce temps-là, l’Europe, elle, a baissé son effort de 19 %. On dirait presque qu’on a décidé de désarmer unilatéralement.
Un « grand réveil alimentaire » lancé dans l’indifférence syndicale
Lundi matin, donc, grande messe à Rungis. La ministre annonce officiellement le coup d’envoi des conférences de la souveraineté alimentaire, un marathon de plusieurs mois qui doit accoucher, en juin prochain, d’une stratégie nationale sur dix ans. L’idée ? Faire remonter les réalités du terrain, filière par filière, région par région, pour construire enfin un projet cohérent. Sur le papier, c’est plutôt ambitieux.
Mais dans la salle, il y a comme un absent de taille. Le premier syndicat agricole du pays a tout simplement boudé l’événement. Trop de communication, pas assez de concret, disent-ils en substance. Et quand on connaît l’historique – le même lieu, presque huit ans plus tôt, où un autre président venait promettre la « montée en gamme » qui n’est jamais vraiment arrivée –, on comprend que la confiance soit au plus bas.
Pourquoi les syndicats ont snobé Rungis
Il faut dire que le timing est particulier. À peine sorties de deux hivers de colère, les campagnes françaises sont toujours sur le qui-vive. Entre les abattages massifs liés à la dermatose bovine et les prix qui refusent de décoller, l’ambiance n’est pas vraiment à la fête.
« Cela ressemble plus à une opération de communication qu’à un vrai rendez-vous politique »
Un responsable syndical, sous couvert d’anonymat
Le choix de Rungis n’est pas anodin non plus. C’est un symbole fort, certes, mais aussi le souvenir d’une promesse non tenue. En 2017, on parlait d’une agriculture française qui allait conquérir le monde par la qualité. Aujourd’hui, beaucoup d’agriculteurs ont plutôt l’impression de se battre pour survivre face à des importations toujours plus nombreuses et moins regardantes sur les normes.
Les chiffres qui font mal
Et pourtant, les chiffres cités par la ministre sont implacables. Regardez plutôt :
- Chine : +40 % de budget agricole par habitant depuis 2014
- États-Unis : +86 % sur la même période
- Russie : +15 % malgré les sanctions
- Union européenne : –19 %
Quand on voit ça, on se demande vraiment si certains à Bruxelles comprennent l’ampleur du problème. Parce que pendant que nous débattons de la « décroissance heureuse », d’autres construisent des fermes géantes, subventionnent à tour de bras et verrouillent leurs marchés.
La menace Mercosur toujours là
Et puis il y a cet éléphant dans la pièce : l’accord UE-Mercosur. Officiellement, la France dit qu’elle mettra son veto si l’accord n’est pas renegocié. Mais dans les campagnes, on reste méfiant. À juste titre, quand on voit la pression énorme exercée par certains pays européens et par la Commission elle-même.
Début décembre, une grande manifestation est déjà prévue à Bruxelles. Objectif : rappeler que non, nous n’accepterons pas que des milliers de tonnes de viande sud-américaine produite avec des normes bien plus laxistes viennent concurrencer directement nos éleveurs.
Une ministre qui tape du poing sur la table
Ce qui est intéressant, c’est le ton. On sent que la ministre a décidé de durcir le discours. Exit les circonvolutions : elle parle ouvertement de « guerre agricole », de « réarmement alimentaire », d’« erreur historique ». C’est presque un discours gaullien version 2025.
« L’illusion d’une paix prospère durable s’est dissipée »
Elle n’hésite pas non plus à taper sur certains écologistes radicaux accusés de prôner la décroissance. Un positionnement qui ne plaira pas à tout le monde, mais qui a le mérite de la clarté.
Et maintenant, du concret ?
Parce que c’est bien beau les grandes déclarations à Rungis, mais les agriculteurs, eux, attendent des actes. Et rapidement. La loi d’orientation agricole votée au printemps 2025 prévoyait déjà ces conférences. Elles ont commencé dans certaines régions, mais beaucoup attendent de voir si ça va vraiment changer quelque chose.
Parmi les sujets brûlants qui devront absolument être abordés :
- La révision du budget européen pour l’agriculture (PAC post-2027)
- La protection réelle face aux accords de libre-échange
- Le soutien massif à l’élevage en crise sanitaire
- La simplification administrative qui étouffe encore trop d’exploitations
- L’accès au foncier pour les jeunes agriculteurs
Si ces conférences accouchent seulement d’un énième rapport poussiéreux, ce sera un échec cinglant. Mais si elles permettent enfin d’aligner tous les acteurs – syndicats, coopératives, distribution, État – sur une vision commune et ambitieuse, alors oui, on pourra parler de tournant.
Un sentiment d’urgence partagé… ou pas
Ce qui frappe, c’est le décalage. D’un côté, une partie de la chaîne alimentaire – industriels, distributeurs, coopératives – applaudit l’initiative. De l’autre, les syndicats majoritaires restent sur la réserve, voire hostiles. Ce n’est pas nouveau, mais ça montre à quel point la fracture est profonde.
Et pourtant, l’urgence est là. Entre la guerre en Ukraine qui a révélé notre dépendance aux engrais russes, les taxes chinoises qui ferment des marchés entiers à nos produits, et la politique protectionniste américaine qui ne fait que commencer, tous les voyants sont au rouge.
Alors oui, la France a encore des atouts : un savoir-faire reconnu, des terroirs uniques, des filières de qualité. Mais ces atouts ne suffiront plus si nous continuons à jouer le jeu d’une concurrence totalement faussée.
Vers un protectionnisme assumé ?
Ce qui se dessine, doucement mais sûrement, c’est une forme de protectionnisme alimentaire. Pas le repli sur soi caricatural, mais une préférence communautaire renforcée, des clauses miroirs exigées partout, un vrai mécanisme de régulation des importations.
Certains diront que c’est contraire aux règles de l’OMC. Peut-être. Mais quand tout le monde triche sauf nous, à un moment, il faut savoir dire stop.
Et si ces conférences permettent enfin de poser ça sur la table, sans tabou, alors elles auront déjà gagné une bataille. Car c’est bien de cela dont il s’agit : reprendre la main sur notre destin alimentaire avant qu’il ne soit trop tard.
Parce qu’au fond, la question est simple : voulons-nous encore, en 2035, pouvoir manger français ? Ou sommes-nous prêts à devenir les idiots utiles d’un monde où seuls les plus gros et les moins regardants survivent ?
La réponse ne viendra pas seulement de Rungis ou des ministères. Elle viendra des champs, des étables, des assemblées régionales où agriculteurs, élus et citoyens vont se mettre autour de la table pendant six mois.
Espérons juste qu’ils ne perdront pas trop de temps en belles paroles. Car la guerre agricole, elle, n’attend pas.
