Vous êtes-vous déjà retrouvé dans une ville où deux meetings politiques ont lieu le même jour, à quelques rues l’un de l’autre, et où l’on sent que le pays entier retient son souffle ? C’est exactement ce qui se passe ce samedi à Nyíregyháza, dans le nord-est de la Hongrie. Une ville tranquille, connue pour son zoo et ses thermes, qui devient soudain le théâtre d’un duel à distance entre deux visions radicalement opposées du futur hongrois.
D’un côté, l’inamovible Viktor Orbán. De l’autre, la comète Péter Magyar qui, en quelques mois à peine, a fait vaciller quinze ans de domination sans partage. Et au milieu, un sujet qui cristallise tout : la Russie, Vladimir Poutine, et la guerre en Ukraine. Rarement une campagne législative n’aura commencé aussi tôt, ni aussi violemment.
Un choc frontal qui n’aurait jamais dû arriver si vite
Quand Péter Magyar a quitté le pouvoir en claquant la porte au printemps dernier, beaucoup pensaient qu’il mettrait des années à construire une alternative crédible. Erreur. En quelques mois, son mouvement a grimpé dans les sondages jusqu’à dépasser régulièrement le Fidesz, le parti d’Orbán. Les dernières enquêtes le créditent de 44 à 48 % des intentions de vote, contre 38 à 42 % pour le camp gouvernemental. Du jamais-vu depuis 2010.
Le timing est d’autant plus brutal que les élections ne sont prévues qu’en avril 2026. Mais en politique, quand l’opposition sent le sang, elle ne lâche plus. Et Orbán, lui, a décidé de transformer cette menace en opportunité : faire de la campagne permanente son nouveau terrain de jeu favori.
Orbán, le retour du « monsieur Paix »
Le Premier ministre hongrois a lancé mi-novembre une grande tournée baptisée « consultation nationale pour la paix ». Le message est simple, presque enfantin dans sa répétition : la guerre en Ukraine menace directement la Hongrie, l’Occident veut nous y entraîner, moi seul peux protéger le pays. Le slogan ? « Pas de guerre ». On croirait presque entendre un candidat américain des années 1930.
Et pour enfoncer le clou, que fait-il la veille de son grand meeting à Nyíregyháza ? Il file à Moscou. Officiellement pour parler énergie – la Hongrie importe encore massivement gaz et pétrole russes malgré les sanctions européennes. Mais tout le monde comprend le symbole. Les photos le montrent serrant la main d’un Poutine tout sourire. En Hongrie, ça passe ou ça casse. Et visiblement, ça passe encore auprès d’une partie non négligeable de l’électorat.
« Seule la Hongrie défend vraiment la paix en Europe » – voilà le mantra qu’il répète inlassablement.
Il présente ses adversaires comme des va-t-en-guerre, des marionnettes de Bruxelles et de Washington. Et quand on lui parle de l’Ukraine agressée, il répond invariablement : « La Hongrie n’a pas à choisir entre Moscou et Kiev, elle doit choisir la paix. » Une rhétorique rodée, presque hypnotique pour son socle rural et conservateur.
Péter Magyar, l’anti-Orbán qui ose enfin dire « Dehors les Russes ! »
En face, Péter Magyar a choisi exactement le même jour et presque le même lieu pour son propre meeting. Le message est aux antipodes. Devant plusieurs milliers de personnes, il hurle : « Dehors les Russes ! » Il promet, s’il arrive au pouvoir, de couper immédiatement les liens énergétiques avec Moscou, d’aligner la Hongrie sur ses partenaires européens et de soutenir sans réserve l’Ukraine.
Ce qui frappe, c’est la jeunesse de la foule. Des drapeaux européens, des pancartes en anglais, une énergie qu’on n’avait plus vue dans l’opposition hongroise depuis des lustres. Magyar, ancien haut fonctionnaire du régime reconverti en opposant numéro un, incarne quelque chose de nouveau : il parle comme un technocrate, mais il cogne comme un populiste. Un mélange détonant.
Il n’hésite pas à traiter Orbán d’« agent de Poutine » et à promettre une « dé-orbanisation » complète du pays. Le mot fait mouche. Pour la première fois depuis longtemps, l’opposition ose attaquer frontalement sur le terrain géopolitique, là où Orbán pensait être intouchable.
Pourquoi la question russe fracture autant la société hongroise
Il faut comprendre une chose : en Hongrie, la Russie n’a jamais été un sujet comme les autres. Historiquement, entre 1956 et la chute du Mur, le ressentiment est immense. Mais Orbán a passé quinze ans à réhabiliter une forme de realpolitik pro-russe, en misant sur l’énergie bon marché et une certaine idée de la « souveraineté nationale » face à Bruxelles.
Aujourd’hui, ce positionnement se retourne contre lui. L’invasion de l’Ukraine a changé la donne. Ce qui passait pour de la prudence diplomatique ressemble de plus en plus, aux yeux de beaucoup, à une complaisance coupable.
- Dans les grandes villes et parmi les jeunes, le soutien à l’Ukraine est massif.
- Dans les campagnes et chez les plus de 50 ans, la peur de la guerre et des factures énergétiques reste prégnante.
- La minorité hongroise de Transcarpatie (en Ukraine) complique encore le tableau : Orbán s’en sert régulièrement comme prétexte pour bloquer l’aide européenne à Kiev.
Résultat : le pays est coupé en deux. Et la campagne de 2026 s’annonce comme un référendum déguisé sur la place de la Hongrie dans le monde.
Les armes secrètes de chaque camp
Orbán a encore de sérieux atouts. Le contrôle quasi-total des médias régionaux, un réseau clientéliste huilé, et cette capacité unique à transformer n’importe quelle crise en argument électoral. Il a déjà survécu à pire : scandales de corruption, manifestations monstres, menaces de sanctions européennes. À chaque fois, il s’en est sorti renforcé.
Mais cette fois, l’usure du pouvoir se fait sentir. Quinze ans, c’est long. Et Magyar bénéficie d’un phénomène rare : il n’est pas encore associé à l’échec. Il peut promettre sans avoir à rendre de comptes. C’est l’avantage du challenger.
Autre différence de taille : l’argent. Le Fidesz dispose toujours d’un budget de campagne illimité grâce aux fonds publics détournés légalement vers des fondations amies. Magyar, lui, doit compter sur le crowdfunding et les dons de la diaspora. David contre Goliath, version 2025.
Et l’Europe dans tout ça ?
Bruxelles observe la situation avec une inquiétude croissante. Si Magyar l’emporte, la Hongrie pourrait redevenir un partenaire fiable au sein de l’UE et de l’OTAN. Si Orbán se maintient, le blocage systématique sur l’Ukraine et l’État de droit risque de continuer, voire de s’aggraver.
Certains diplomates européens murmurent déjà que ces élections hongroises seront aussi importantes que les présidentielles françaises ou les midterms américaines pour l’avenir du projet européen. Rien que ça.
Ce qui nous attend d’ici avril 2026
Les prochains mois vont être rudes. Attendez-vous à une escalade verbale, à des révélations (vécues ou fabriquées), à des meetings toujours plus gros et plus clivants. Orbán va continuer à jouer la carte de la peur – peur de la guerre, peur des migrants, peur du « wokisme » bruxellois. Magyar, lui, va marteler le thème du renouveau, de la fierté retrouvée d’appartenir à l’Europe civilisée.
Et au milieu, les Hongrois. Ceux qui n’ont pas manifesté depuis 2006, ceux qui regardent tout ça avec lassitude ou colère. Ce sont eux qui trancheront. Et pour la première fois depuis très longtemps, le résultat est vraiment incertain.
Une chose est sûre : ce samedi à Nyíregyháza n’était qu’un avant-goût. Le vrai combat ne fait que commencer. Et quand deux Hongrie s’affrontent aussi brutalement, c’est tout le continent qui tremble un peu.
Personnellement, je n’avais pas ressenti une telle tension politique en Europe centrale depuis les grandes manifestations de 2006 à Budapest. Quelque chose est en train de se briser. Ou peut-être de renaître. L’histoire bégaie, mais elle ne répète jamais exactement la même phrase. Rendez-vous en avril 2026 pour savoir laquelle des deux Hongrie l’emportera.
