Vous souvenez-vous de l’ambiance glaciale qui régnait sur les pistes après février 2022 ? Moi oui. D’un jour à l’autre, des athlètes qu’on suivait depuis des années ont purement et simplement disparu des écrans radar. Plus de dossards russes ou biélorusses en Coupe du monde, plus de noms familiers sur les listes de départ. Trois ans plus tard, voilà que tout bascule à nouveau. Et franchement, je ne m’y attendais pas si vite.
Une décision qui fait l’effet d’une bombe sur la neige
Ce début décembre, le Tribunal arbitral du sport a rendu une sentence qui risque de marquer durablement les sports d’hiver. En substance : l’exclusion totale des skieurs et snowboarders russes et biélorusses n’a plus lieu d’être. Point final. L’instance suprême du sport mondial a estimé que la fédération internationale de ski outrepassait ses droits en maintenant un ban absolu fondé uniquement sur la nationalité.
Concrètement ? Si un athlète remplit les critères d’éligibilité définis par le Comité international olympique (pas de contrat avec l’armée, pas de soutien actif à la guerre, contrôles antidopage irréprochables), il pourra remettre un dossard. Sous bannière neutre, bien sûr. Pas d’hymne, pas de drapeau, pas de couleurs nationales. Mais la porte des qualifications pour Milan-Cortina 2026 est grande ouverte.
Pourquoi maintenant ? Le précédent de la luge a tout changé
Tout a commencé fin octobre avec les lugeurs. Même scénario : la fédération internationale voulait maintenir l’exclusion totale, le TAS a dit stop. Les juges ont rappelé une règle simple mais explosive : une fédération sportive n’a pas le droit de discriminer en raison de la nationalité si les critères individuels d’éligibilité neutre sont respectés. Point barre.
Pour le ski et le snowboard, c’est encore plus lourd de conséquences. On parle de plus de la moitié des médailles olympiques d’hiver. La Russie, en particulier, reste une ogre en ski de fond. Se priver complètement de ces athlètes pendant encore deux ans aurait créé un vide immense dans certaines disciplines. Le TAS a visiblement préféré trancher dans le vif plutôt que de laisser traîner un contentieux qui empoisonnait déjà l’atmosphère.
« Les statuts protègent les individus contre la discrimination et exigent la neutralité politique. »
Extrait du communiqué du Tribunal arbitral du sport
Sous bannière neutre : qu’est-ce que ça change vraiment sur le terrain ?
On va être honnête deux minutes : voir un skieur russe dominer un 50 km classique sans que l’hymne retentisse, ça fait bizarre. On l’a vécu à Paris l’été dernier avec les « Athlètes Individuels Neutres ». Certains y voyaient une demi-mesure hypocrite, d’autres une solution pragmatique. Personnellement, j’ai toujours trouvé que ça laissait un goût étrange, comme un podium à moitié célébré.
Mais dans les faits, les athlètes neutres peuvent :
- Participer à toutes les épreuves de qualification
- Monter sur les podiums de Coupe du monde
- Se qualifier pour les Jeux
- Remporter des médailles olympiques
La seule différence visible ? L’absence de drapeau et d’hymne. Pour le public lambda devant sa télé, ça change tout. Pour le chronomètre, rien du tout.
Les disciplines les plus impactées : ski de fond en première ligne
Si demain matin, les fondeurs russes revenaient en force, ça serait un séisme. Depuis 2022, la Norvège et la Suède se sont partagé les gros globes avec une régularité presque suspecte. L’absence de concurrence directe a clairement modifié les hiérarchies.
Quelques chiffres qui parlent :
- Entre 2010 et 2021, la Russie a remporté 41 % des médailles en ski de fond olympique
- Sans les Russes, ce pourcentage est tombé à 0 % à Pékin 2022
- En Coupe du monde, les écarts entre les meilleurs se sont réduits de manière spectaculaire
Le retour potentiel de certains monstres du fond pourrait rebattre complètement les cartes. Et ça, même les Scandinaves le savent. J’ai discuté récemment avec un entraîneur nordique qui m’a confié, off the record : « On s’est habitués à gagner, mais on sait très bien que ça ne reflétait pas la réalité du plateau mondial. »
Et pour les Paralympiques ? Une différence notable
Petit détail qui a son importance : les para-athlètes russes et biélorusses, eux, pourront concourir avec leurs couleurs nationales. Le Comité international paralympique a voté leur réintégration complète dès septembre dernier. Hymne, drapeau, tout le package.
Cette différence de traitement entre valides et handisport pose question. Pourquoi maintenir la bannière neutre d’un côté et autoriser les symboles nationaux de l’autre ? La réponse officielle parle de calendriers et de décisions prises à des moments différents. Moi, j’y vois surtout la preuve que le monde du sport avance en ordre dispersé sur ces questions ultra-sensibles.
Entre sport et politique : la frontière toujours plus floue
On nous répète depuis des décennies que le sport et la politique ne doivent pas se mélanger. Sauf que depuis trois ans, c’est exactement ce qui se passe. Et cette décision du TAS, aussi juridiquement solide soit-elle, ne va pas calmer le débat. Loin de là.
D’un côté, il y a ceux qui estiment qu’un athlète ne doit pas payer pour les décisions de son gouvernement. De l’autre, ceux qui refusent de voir des sportifs issus de pays en guerre parader sur la scène internationale, même sous bannière neutre. Les deux positions se défendent. Et aucune ne sortira gagnante.
Ce que je trouve fascinant, c’est la vitesse à laquelle l’opinion publique oublie. En 2022, l’exclusion faisait consensus. Trois ans plus tard, on parle déjà de retour comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Le temps fait son œuvre, même sur les sujets les plus clivants.
Ce qui attend les athlètes concernés : un parcours du combattant
Attention, le chemin reste semé d’embûches. Pour revenir, chaque athlète devra :
- Prouver qu’il n’a jamais soutenu publiquement la guerre
- Démontrer qu’il n’a aucun lien avec l’armée ou les services de sécurité
- Accepter les contrôles antidopage renforcés
- Signer une déclaration d’engagement à la neutralité
Autant dire que la liste sera probablement très courte, surtout du côté russe. Beaucoup d’athlètes de haut niveau sont sous contrat avec les clubs militaires ou ont tenu des propos ambigus ces dernières années. Ceux qui passeront entre les gouttes seront rares. Mais ils seront là.
Et les autres nations, elles en pensent quoi ?
Officiellement, tout le monde joue la carte de la prudence. Dans les couloirs, c’est une autre histoire. Certains pays nordiques ont déjà fait savoir qu’ils trouvaient la décision prématurée. D’autres, plus discrets, se préparent simplement au retour de la concurrence.
Ce qui est sûr, c’est que l’ambiance risque d’être électrique lors des premières courses où l’on verra réapparaître des dossards « AIN » (Athlète Individuel Neutre) dans le peloton. Les caméras vont scruter chaque regard, chaque geste. Le moindre signe de crispation sera analysé à la loupe.
Milan-Cortina 2026 : des Jeux sous tension ?
À quatorze mois de l’ouverture, les organisateurs italiens doivent déjà gérer mille problèmes : retards dans les infrastructures, polémique sur la piste de bobsleigh, budget qui explose… Voilà qu’il faut maintenant anticiper la présence – même limitée – d’athlètes neutres issus de pays en conflit.
Comment gérer la sécurité ? Les interactions dans le village olympique ? Les réactions du public ? Autant de questions qui n’avaient plus lieu d’être il y a encore quelques semaines. Le retour, même partiel, complique sérieusement l’équation.
Et pourtant, paradoxalement, il redonne aussi du sel à la compétition. Car des Jeux olympiques sans les meilleurs, quel que soit leur passeport, perdent un peu de leur magie. Le sport de haut niveau a cela de terrible : il a besoin de ses ogres pour exister pleinement.
Ce que cette décision dit de notre époque
Plus que d’une simple histoire de ski, on assiste à un tournant. Le droit du sport est en train de redéfinir les limites entre sanctions collectives et responsabilité individuelle. Le TAS, en rappelant les principes de non-discrimination, pose une pierre importante dans ce débat qui nous dépasse largement.
On peut regretter que le sport soit devenu un terrain de règlement de comptes géopolitiques. On peut aussi se réjouir que des athlètes, au moins certains, retrouvent le droit de pratiquer leur passion au plus haut niveau. Les deux sentiments coexistent. Et c’est peut-être ça, le plus dur à accepter.
Une chose est sûre : les prochains hivers vont être passionnants à suivre. Entre ceux qui boycotteront certaines épreuves par principe, ceux qui accueilleront les neutres à bras ouverts, et ceux qui se concentreront uniquement sur le chrono, les pistes risquent de chauffer autant que la neige sera froide.
Alors oui, le feuilleton est loin d’être terminé. Il ne fait même que commencer.
