Imaginez-vous à sept ans, sur une table d’opération, en train de vous réveiller d’une anesthésie. Vous avez mal, vous êtes terrorisée, et l’homme censé vous soigner profite de votre vulnérabilité. Trente-quatre ans plus tard, vous décidez de ne plus seulement pointer du doigt le monstre… mais aussi celle qui, selon vous, a fermé les yeux pendant des décennies.
C’est exactement ce qu’a choisi de faire Céline Mahuteau, l’une des 298 victimes reconnues du chirurgien Joël Le Scouarnec. Quelques mois après la condamnation à vingt ans de réclusion de l’ancien praticien, elle vient de déposer plainte contre son ex-épouse pour complicité par abstention aggravée. Une démarche rare, lourde de sens, et qui pourrait ouvrir une nouvelle page judiciaire particulièrement glaçante.
Une plainte qui change la donne dans l’affaire Le Scouarnec
Le 6 décembre dernier, Céline Mahuteau a franchi le pas. À travers sa plainte, elle ne se contente plus de demander justice pour les actes commis sur elle. Elle veut que l’on regarde enfin du côté de celle qui partageait la vie du chirurgien à l’époque des faits.
Pour elle, Marie-France Le Scouarnec n’était pas une épouse ignorante. Elle était, selon les termes de la plainte, une caution morale. Quelqu’un qui savait et qui, par son silence et ses actes quotidiens, aurait permis à son mari de continuer à agresser des centaines d’enfants pendant plus de vingt-cinq ans.
« Son comportement a été ressenti par son mari comme un encouragement, une aide morale à la commission de son crime. »
Extrait de la plainte de Céline Mahuteau
Des éléments connus depuis… 1985 ?
Ce qui rend cette plainte particulièrement lourde, ce sont les dates avancées. Selon les témoignages recueillis auprès de la famille et d’amis du couple, Marie-France Le Scouarnec aurait eu connaissance de l’intérêt malsain de son mari pour une petite-nièce mineure dès le milieu des années 80. On parle donc d’une période où le couple vivait encore ensemble, élevait ses enfants, recevait du monde.
Et pourtant, malgré ces signaux – et bien d’autres –, elle aurait continué à inviter des enfants à dormir à la maison. À laisser son mari, chirurgien pédiatrique, partir chaque matin à la clinique où il avait un accès illimité à de jeunes patients endormis ou fragilisés.
Le plus troublant ? Les fameux carnets noirs et les descriptions détaillées de viols sur mineurs, les poupées sexuelles à l’effigie d’enfants… Tout cela était apparemment rangé dans la maison familiale. Difficile d’imaginer qu’une épouse n’ait jamais rien vu, rien soupçonné, pendant trente ans.
La « caution morale » : un concept juridique explosif
En droit français, la complicité par abstention existe bel et bien. L’article 121-7 du Code pénal est clair : est complice d’un crime la personne qui, sachant qu’un crime va être ou est commis, s’abstient volontairement de l’empêcher alors qu’elle en avait la possibilité.
Dans le cas présent, Céline Mahuteau va plus loin. Elle estime que l’épouse n’a pas seulement « fermé les yeux ». Elle aurait, par son attitude quotidienne, encouragé son mari. Le laisser partir travailler auprès d’enfants chaque matin, alors qu’elle connaissait ses penchants, reviendrait à lui dire : « Vas-y, je ne dirai rien. »
- Elle connaissait les carnets et les poupées depuis des années
- Elle invitait régulièrement des enfants à dormir à la maison
- Elle n’a jamais alerté les autorités ni les hôpitaux
- Elle a continué à jouer le rôle de l’épouse parfaite en public
Autant d’éléments qui, mis bout à bout, dessinent le portrait d’une omerta familiale terrifiante.
Ce qu’elle a dit au procès… et les contradictions
Lors du marathon judiciaire qui a duré plus de trois mois, Marie-France Le Scouarnec a été entendue. Sa ligne de défense ? Classique : « Je n’ai rien vu, rien su. Ce n’était pas marqué sur son front. »
Mais plusieurs témoins – membres de la belle-famille, amis d’enfance – ont raconté une tout autre version. Certains ont parlé de remarques étranges du chirurgien devant son épouse, de photos équivoques, de comportements qui auraient dû alerter n’importe qui.
Et surtout, il y a ces déclarations fluctuantes. Tantôt elle dit n’avoir jamais ouvert les carnets, tantôt elle admet en avoir lu quelques pages « sans comprendre ». Tantôt elle affirme que son mari rangeait tout sous clé, tantôt on apprend que les fameux cahiers traînaient dans le bureau familial.
« Les déclarations contradictoires de Madame permettent de démontrer qu’elle a sciemment aidé et assisté son époux dans la commission des infractions en approuvant le comportement de son mari et s’y associant activement. »
Une enquête déjà ouverte pour non-empêchement de crime
L’affaire ne part pas de zéro. Dès juillet dernier, le parquet a ouvert une information judiciaire pour non-empêchement de crimes ou délits contre l’intégrité des personnes. Une procédure contre X, donc, mais tout le monde comprend que l’ex-épouse est dans le viseur.
Avec la plainte de Céline Mahuteau, les enquêteurs disposent désormais d’un faisceau d’indices beaucoup plus concret. Auditions, perquisitions passées, analyses des carnets… Tout sera passé au crible pour déterminer si, oui ou non, Marie-France Le Scouarnec pouvait ignorer l’ampleur du désastre.
Et maintenant ?
Franchement, j’ai du mal à imaginer ce que ressent une victime en se retrouvant face à celle qui a partagé le lit du bourreau pendant des décennies. La colère doit être immense. La sensation de trahison, encore plus violente.
Cette plainte, c’est aussi un message à la société : on ne peut plus se cacher derrière l’excuse « je ne savais pas » quand on vit sous le même toit qu’un prédateur qui décrit par écrit ses viols sur des centaines d’enfants.
Si les juges retiennent la complicité par abstention, cela pourrait créer un précédent majeur. Car combien d’affaires similaires dorment encore dans l’ombre ? Combien de conjoints, de parents, de collègues ont « laissé faire » par lâcheté, par déni, ou par peur du scandale ?
Au-delà du cas Le Scouarnec, c’est toute la question de la responsabilité collective face à la pédocriminalité qui est posée. Et quelque part, c’est terrifiant de réaliser à quel point le silence peut être assassin.
L’histoire n’est pas finie. Loin de là. Et quelque part, j’espère que cette plainte permettra enfin à certaines victimes de dormir un peu mieux. Parce qu’elles sauront qu’on a regardé la vérité en face, sans se boucher le nez.
