Imaginez une petite ville de province qui possède, depuis près de deux siècles, un breuvage capable à la fois de réchauffer les cœurs et de faire tourner les têtes. Une boisson dont on parle avec un mélange de fierté, de gourmandise et de respect presque religieux. À Troyes, cette boisson existe bel et bien : c’est la prunelle.
Une liqueur qui traverse le temps sans jamais se faner
Quand on prononce le mot « prunelle » ailleurs qu’en Champagne-Ardenne, on pense souvent à l’œil, au regard, à la pupille. Ici, dans l’Aube, le mot désigne d’abord une liqueur rouge intense, puissante, légèrement amère et terriblement addictive pour qui l’apprécie vraiment.
Ce qui frappe quand on commence à s’intéresser à cette boisson, c’est sa longévité. 185 ans. Presque deux siècles d’existence ininterrompue, avec la même recette, ou du moins une continuité tellement forte qu’on peut raisonnablement parler de la même recette. Peu de produits alimentaires ou alcoolisés peuvent se vanter d’une telle stabilité patrimoniale.
Un secret bien gardé depuis 1840
La prunelle de Troyes naît officiellement en 1840. À cette époque, la fabrication de liqueurs artisanales est encore très répandue en France, avant que l’industrialisation ne mette à mal beaucoup de ces savoir-faire. Mais ici, à Troyes, la transmission s’est faite de main en main, de famille en famille, sans jamais vraiment s’interrompre.
Ce qui est fascinant, c’est que le produit n’a jamais été vraiment « modernisé ». On n’a pas cherché à le rendre plus doux, plus accessible, plus marketing. On l’a laissé tel qu’il était, avec ses 40° bien affirmés, son caractère franc et son petit côté rugueux qui fait dire à certains qu’il « ne pardonne pas ».
Le plus beau compliment qu’on puisse faire à cette liqueur, c’est qu’elle n’a pas besoin de se réinventer pour continuer à exister.
Depuis 2003, un seul homme est aux commandes de cette distillation presque sacrée : Alexandre Krumenacher. Œnologue de formation, chimiste dans l’âme, il a appris le métier auprès de Jean-Pierre Formont, le dernier descendant direct de la lignée qui gardait le temple depuis 1933. Cette transmission quasi-monacale d’un savoir-faire est devenue rarissime dans le monde des spiritueux.
Pourquoi le noyau et pas le fruit ?
La grande particularité de la prunelle de Troyes, c’est qu’elle est faite avec le noyau de la prunelle sauvage (et non avec la chair du fruit comme la plupart des autres liqueurs de prunelle ou de prunier). Cette décision technique change absolument tout.
- Le noyau se conserve beaucoup plus facilement que le fruit frais
- Il peut être stocké toute l’année sans risque de fermentation ou de moisissure
- L’amande du noyau apporte une amertume caractéristique et très fine
- On obtient une extraction beaucoup plus stable et régulière
En bouche, cette amertume est ce qui donne à la prunelle troyenne son identité si marquée. Elle n’est jamais franchement sucrée comme peuvent l’être certaines liqueurs modernes. Elle a du caractère, elle demande qu’on s’y attarde un peu.
Un alambic centenaire toujours au feu de bois
Dans le Cellier Saint-Pierre, au cœur du vieux Troyes, trône toujours l’alambic qui sert depuis 1856. Chauffé au feu de bois, exactement comme à l’époque. Ce détail n’est pas anodin : il participe énormément au goût final.
Les distillations au gaz ou à l’électricité sont plus propres, plus rapides, plus faciles à contrôler… mais elles n’ont pas cette petite touche fumée, cette rondeur que seul le bois peut apporter. C’est presque imperceptible pour le profane, mais les amateurs le sentent immédiatement.
Et puis il y a le rituel. Le bois qui crépite, l’odeur qui envahit le cellier, la chaleur diffuse… Tout cela fait partie intégrante de l’expérience. On ne fabrique pas seulement une boisson, on perpétue un moment.
La prunelle s’invite en cuisine et en mixologie
Longtemps considérée comme une digestion ou un digestif traditionnel, la prunelle de Troyes est en train de vivre une seconde jeunesse grâce à une nouvelle génération qui l’utilise autrement.
Les chefs locaux s’amusent à l’intégrer dans des recettes parfois très surprenantes. Le plus célèbre exemple reste ce chaource affiné à la prunelle créé par un fromager de Sainte-Savine. L’association fonctionne étonnamment bien : la puissance de la liqueur vient à la fois couper et souligner la richesse du fromage.
- En trou champenois revisité (sorbet champagne + trait de prunelle)
- Sur un sorbet mandarine ou mirabelle
- Avec un éclair au café (accord coup de cœur du distillateur lui-même)
- Dans un nougat glacé
- En baba au rhum revisité
En mixologie, l’association la plus évidente reste évidemment avec le champagne. Plusieurs concours locaux ont vu naître des créations très intéressantes où la puissance de la prunelle vient contrebalancer la finesse et l’acidité du vin effervescent.
Un produit qui ne s’exporte presque pas… et c’est tant mieux ?
La prunelle de Troyes reste un produit très confidentiel. On la trouve principalement au Cellier Saint-Pierre, dans quelques cavistes de l’Aube et de la Marne, et chez une poignée d’habitués qui viennent la chercher directement quand ils passent dans la région.
Cette rareté contribue sans doute à son aura. C’est un peu le Graal des amateurs de spiritueux patrimoniaux français : une bouteille qui n’existe presque nulle part ailleurs, fabriquée en très petite quantité (18 000 à 20 000 bouteilles par an), avec une histoire et une méthode inchangées depuis des générations.
Le distillateur a quand même créé récemment un format 1,75 L avec bec verseur pour les restaurateurs. Malin. Ça permet de doser plus facilement et de faire durer le flacon plus longtemps… même si les vrais passionnés vous diront que la prunelle ne se garde jamais très longtemps.
Un hymne populaire et une confrérie
En 2012, un artiste troyen, Gildas Maronnier, écrit une chanson qui va devenir un véritable hymne local :
Qu’est-ce qui rend les filles plus belles ? C’est la prunelle !
La chanson est reprise dans toutes les fêtes, les banquets, les animations. Elle est devenue l’emblème festif de la boisson. Et l’artiste lui-même a fini par rejoindre la confrérie de la prunelle, fondée en 2013, qui compte aujourd’hui une soixantaine de membres très actifs.
La prunelle est donc bien plus qu’une simple boisson. Elle est devenue un marqueur identitaire, un petit bout de patrimoine vivant que les Troyens défendent avec une tendresse bourrue et une vraie fierté.
Un livre pour (enfin) raconter toute l’histoire
Pendant toutes ces années, il y a eu des articles, des reportages, des émissions… mais jamais de véritable livre consacré à cette liqueur. Deux journalistes retraités de la région, aidés par le centre culturel La Maison du Boulanger, ont décidé de combler cette lacune.
250 pages, des archives, des photos, des anecdotes, des recettes, des portraits… Le résultat est à la hauteur de l’attente : dense, documenté, passionné sans être ampoulé. Un beau livre à mettre sous le sapin, évidemment, mais surtout à lire tranquillement au coin du feu, un petit verre de prunelle à portée de main.
Ce qui frappe le plus dans cet ouvrage, c’est l’amour sincère que les auteurs portent à leur sujet. On sent qu’ils ne sont pas là pour faire du folklore touristique, mais pour transmettre une passion authentique.
Quelques conseils de dégustation (de la part d’un amateur)
Si vous avez la chance d’en trouver une bouteille, voici ce que je conseille après de multiples expériences (parfois un peu trop enthousiasmées) :
- Très frais, presque glacé (porte du frigo idéale)
- Dans un tout petit verre, jamais plus de 3-4 cl
- Ne pas le mélanger avec du glaçon (ça casse les arômes)
- Éviter de le boire en fin de repas très lourd (il peut devenir agressif)
- Parfait après un fromage fort ou un dessert peu sucré
Et surtout : ne jamais chercher à la vider trop vite. C’est une boisson qui se mérite et qui se savoure lentement. Comme les bonnes choses de la vie, finalement.
Alors la prochaine fois que vous passerez par Troyes, poussez donc la porte du Cellier Saint-Pierre. Prenez le temps de regarder l’alambic, de discuter avec le distillateur s’il est là, et repartez avec une bouteille qui raconte, à sa façon, une belle et longue histoire de France.
Une histoire qui se boit, lentement, avec respect… et un peu de gourmandise.
