Imaginez la scène. Votre enfant tente de mettre fin à ses jours. Vous accourez à l’hôpital, vous restez là, jour et nuit, à espérer qu’il ouvre les yeux. Et quand, épuisée, vous reprenez le chemin du travail, on vous tend une lettre de licenciement. Cela ressemble à un cauchemar. Pourtant, c’est arrivé il y a quelques semaines à Genève.
Quand l’humain disparaît derrière les procédures
Elle s’appelle Rosa – on gardera son prénom d’emprunt pour la protéger. Depuis deux ans, elle nettoie les salles du Musée d’art et d’histoire de Genève. Un emploi modeste, stable, dans un lieu prestigieux. Le genre de poste dont on ne parle jamais… jusqu’à ce que l’inacceptable se produise.
Le 25 octobre, son fils tente de se suicider. Elle prévient son employeur, pose un congé le 27. Son solde de jours est épuisé ? Peu importe, elle reste. Un médecin lui délivre un arrêt maladie de deux jours. Classique, légal, humain. À son retour, le 7 novembre, la sentence tombe : licenciement.
Le motif ? D’abord « restructuration ». Puis, face à la bronca, ça devient « trois absences distinctes ». On croit rêver.
Un musée prestigieux, une sous-traitance sans âme
Petit détail qui a son importance : Rosa n’est pas employée directement par le musée. Elle dépend d’une société privée, LGE, à qui la Ville de Genève a confié le marché de nettoyage depuis le 1er septembre. Vous savez, ces contrats qu’on renouvelle tous les quelques années pour faire « des économies ». Résultat : les agents deviennent des numéros interchangeables.
Le numéro deux du musée, Valère Borruat a été clair : « La direction comme le personnel est choquée et ne cautionne pas du tout ». Problème : ils n’ont aucun pouvoir sur l’entreprise privée. Bienvenue dans le monde merveilleux de la sous-traitance.
« Humainement, on est où, là… ? Ces procédés, ce n’est pas possible ! »
Une collègue de Rosa, encore sous le choc
Et franchement, qui pourrait lui donner tort ?
Une indignation qui dépasse les murs du musée
Les collègues sont révoltés. La représentante du personnel parle d’un « choc énorme ». Ils connaissaient Rosa depuis deux ans, décrivent une femme discrète, sérieuse, toujours souriante malgré la fatigue. Du jour au lendemain, plus rien.
Le syndicat SIT est monté au créneau immédiatement. Son secrétaire Thierry Horner exige la réintégration immédiate et menace : si l’entreprise refuse, la Ville doit purement et simplement révoquer le marché public. Parce que oui, quand on confie un service public à une société privée, on reste responsable de ce qui s’y passe.
Même les élus municipaux, habituellement prudents, parlent d’une situation « scandaleuse » si les faits sont avérés. On attend encore la décision de justice pour éventuelle rupture du contrat… mais en attendant, Rosa est au chômage.
Le droit du travail suisse face à l’urgence familiale : ce que dit vraiment la loi
On entend souvent que la Suisse est un pays protecteur. Alors, que dit le Code des obligations ?
- L’article 324a prévoit un congé payé de courte durée pour événements familiaux importants (maladie grave, accident, décès).
- La durée ? « Ce qui est usuel selon les circonstances » – généralement 3 jours pour un enfant.
- En cas de maladie ou accident, l’employé peut présenter un certificat médical, ce que Rosa a fait.
- Le licenciement pendant un arrêt maladie est interdit pendant les délais de protection (30, 90 ou 180 jours selon l’ancienneté).
Problème : Rosa n’avait que deux ans d’ancienneté. Le délai de protection n’était que de 30 jours… mais le licenciement a été notifié après la fin de l’arrêt. Techniquement, l’employeur est dans les clous. Moralement, on est au fond du trou.
Et c’est bien là tout le drame : la loi peut être respectée à la lettre tout en étant d’une inhumanité crasse.
La précarité cachée des emplois « invisibles »
Je vais vous dire ce qui me met le plus en colère dans cette histoire. Ce n’est pas seulement le cas isolé. C’est le symbole d’une société qui délègue tout ce qui est pénible à des sous-traitants, puis ferme les yeux quand ça dérape.
Les agents de nettoyage, les vigiles, les aides-soignantes en EMS, les caissières intérim… Ils et elles sont des milliers à vivre sous la menace permanente. Un arrêt maladie un peu long ? Licenciement. Un enfant malade ? Tant pis. Une grève de zèle des collègues ? On change de prestataire.
Et le pire, c’est que ça se passe dans des lieux qu’on admire. Musées, hôpitaux universitaires, aéroports… On vante la propreté, la sécurité, le service impeccable. Mais on oublie les humains qui se lèvent à 4h du matin pour que tout brille.
Santé mentale : le tabou qui coûte cher
Autre angle mort de cette affaire : la tentative de suicide d’un jeune. On en parle enfin plus, mais dans les entreprises, c’est encore souvent « circulez, y’a rien à voir ».
Quand un salarié vit un drame familial aussi violent, la moindre des choses serait d’activer une cellule de soutien, de proposer un accompagnement. Au lieu de ça, on sort le carnet de sanctions.
J’ai discuté avec des DRH ces derniers jours. Beaucoup avouent, en off : « On a des procédures, mais on n’est pas formés pour gérer ça. » Traduction : on préfère virer que se poser des questions.
Et maintenant ? Vers un sursaut collectif ?
Pour l’instant, Rosa attend. Le syndicat prépare les recours. La Ville de Genève dit « suivre le dossier de près ». On verra.
Mais cette histoire dépasse le cas personnel. Elle interroge notre modèle. Jusqu’où accepterons-nous que l’humain soit sacrifié sur l’autel de la rentabilité ? Jusqu’à quand laisserons-nous des entreprises privées gérer des missions de service public sans contrôle réel ?
Je ne sais pas vous, mais moi, cette affaire me retourne. Parce qu’elle pourrait arriver à n’importe laquelle de nos mères, sœurs, amies. Et parce qu’en 2025, on devrait être capable de faire mieux que ça.
Alors oui, « Humainement, on est où ? ». La question est posée. Reste à savoir si quelqu’un daignera y répondre.
(L’histoire continue de faire vagues. Si de nouveaux éléments surviennent – réintégration, excuses, sanctions – je mettrai cet article à jour. Parce que certaines batailles méritent qu’on ne les lâche pas.)
