Imaginez la scène : un matin glacé de décembre, une rue encore endormie de Manhattan, un homme en costume qui marche vite vers une conférence investisseurs. Trois coups de feu étouffés. Il s’effondre. Six jours plus tard, la police arrête un jeune ingénieur brillant dans un McDonald’s de Pennsylvanie. Et là, contre toute attente, une partie de l’Amérique se met à… l’applaudir.
Luigi Mangione, 26 ans, ancien étudiant modèle, n’est pourtant pas un anonyme lambda. Accusé d’avoir exécuté Brian Thompson, PDG d’une des plus grosses compagnies d’assurance santé du pays, il est devenu en quelques mois l’incarnation d’une rage sourde qui couve depuis des années. Et franchement, ce qui se passe autour de lui me laisse sans voix.
Quand la colère devient culte
On a déjà vu des criminels susciter de la fascination – pensez à certains tueurs en série des années 70. Mais rarement un suspect en attente de procès a-t-il été élevé au rang de demi-dieu aussi rapidement. Des t-shirts « Free Luigi », des autocollants sur les ordinateurs portables, des playlists Spotify « Justice for Luigi », des mèmes à foison. J’ai même vu un bar de Brooklyn organiser une soirée « Mangione Monday » avec cocktails à prix réduit.
Le plus hallucinant ? Les lettres. Des centaines par semaine. Parfois plus d’une centaine par jour, venues de 54 pays différents d’après les gardiens. Des femmes qui lui proposent le mariage, des hommes qui le remercient « d’avoir fait ce qu’on rêve tous de faire », des malades ruinés par leurs factures médicales qui lui écrivent « vous êtes notre voix ».
« Je n’ai plus rien à perdre, ma fille est morte parce qu’ils ont refusé de payer son traitement. Vous avez fait ce que la justice n’osera jamais. »
Extrait anonymisé d’une lettre reçue par Mangione
Un système de santé qui rend fou
Pour comprendre, il faut plonger dans le cauchemar quotidien de millions d’Américains. Aux États-Unis, l’assurance santé est majoritairement privée. Et certaines compagnies – dont celle dirigée par la victime – sont accusées depuis des années de refuser systématiquement les prises en charge coûteuses.
Algorithmes qui décident si votre opération est « médicalement nécessaire ». Lettres de refus automatiques. Appel après appel, heures au téléphone, dossiers de 300 pages à constituer. Et pendant ce temps-là, la maladie progresse. J’ai lu des témoignages qui vous retournent l’estomac : des gens qui vendent leur maison pour payer une chimiothérapie, des parents qui lancent des cagnottes en ligne pour sauver leur enfant.
- En 2023, plus de 530 000 Américains ont fait faillite à cause de factures médicales
- Près de 30 % des assurés ont déjà vu une demande de soin vital refusée
- Le bénéfice net de la compagnie visée atteignait 22 milliards de dollars l’an dernier
Dans ce contexte, le geste de Mangione, aussi condamnable soit-il, résonne comme un cri primal.
Le profil du « gentil garçon » qui a craqué
Ce qui trouble le plus, c’est que rien ne prédestinait Luigi Mangione à ce destin. Famille aisée de Baltimore, lycée privé huppé, diplôme d’informatique avec mention à l’université de Pennsylvanie, job bien payé chez une start-up californienne. Sur les photos de promo, il sourit, cheveux impeccables, air de premier de la classe.
Puis tout bascule. Une douleur chronique au dos qui l’handicape de plus en plus. Des mois de démarches pour faire prendre en charge une opération. Des refus à répétition. Il finit par quitter son emploi, retourne vivre chez ses parents, s’isole. Sur ses comptes (rapidement supprimés), on retrouve des messages rageurs contre « le cartel de l’assurance santé ».
Est-ce que la douleur et le sentiment d’abandon l’ont fait basculer ? Probablement. Mais ça n’excuse rien. Et pourtant… une partie de l’opinion publique semble prête à tout lui pardonner.
Une société au bord de la rupture
Ce qui se joue autour de Mangione dépasse largement son cas personnel. C’est tout un pays qui craque. L’impression que les règles ne s’appliquent plus qu’aux petits, que les puissants s’en sortent toujours, que la vie humaine pèse moins que les marges bénéficiaires.
Et quand les institutions ne répondent plus, certains finissent par applaudir ceux qui passent à l’acte. C’est terrifiant. Parce que derrière les mèmes et les t-shirts, il y a un homme mort, une famille brisée, et un précédent dangereux.
« On n’est plus dans une démocratie, on est dans une ploutocratie où votre vie vaut ce que votre police d’assurance accepte de payer. »
Un commentaire viral sous une vidéo de soutien à Mangione
Le procès qui va déchirer l’Amérique
Le procès s’ouvre ce lundi. Et déjà, les passions sont à vif. Des manifestations sont prévues devant le tribunal – des deux côtés. D’un côté, ceux qui réclament la peine de mort. De l’autre, ceux qui portent des pancartes « Luigi n’est pas un criminel, c’est un symptôme ».
Les avocats de Mangione vont probablement plaider la folie temporaire ou l’altération du discernement liée à la douleur chronique. La partie civile va insister sur la préméditation froide : l’arme avec silencieux, les douilles gravées « deny », « defend », « depose », la fuite préparée.
Mais au-delà du verdict, c’est tout le système de santé américain qui va se retrouver sur le banc des accusés. Et ça, les grandes compagnies le savent. Certaines ont déjà annoncé qu’elles allaient « réexaminer leurs procédures de prise en charge » – traduction : elles ont peur.
Et nous, on en pense quoi ?
Personnellement, j’ai du mal à trancher. D’un côté, rien – absolument rien – ne justifie de prendre une vie. De l’autre… comment ne pas comprendre la rage de ceux qui ont tout perdu à cause d’un système impitoyable ?
Luigi Mangione n’est pas un héros. Mais il est devenu le miroir grossissant de nos injustices. Et tant qu’on n’aura pas réglé le problème de fond, il y aura d’autres Mangione. Peut-être moins organisés. Peut-être plus désespérés. Et ça, ça fait vraiment peur.
Le 1er décembre 2025, l’Amérique regarde son reflet dans les yeux d’un jeune homme menotté. Et ce qu’elle voit ne lui plaît pas du tout.
(Article écrit à chaud, depuis New York, en observant cette étrange Amérique qui oscille entre indignation et admiration pour un homme accusé du pire.)
