Vous êtes-vous déjà demandé ce qui pouvait pousser quelqu’un à tout quitter pour un bout de désert apparemment vide ? Pas le genre de désert avec des dunes dorées et des chameaux, non. Un plateau aride, brûlant, où le vent ne souffle presque jamais et où la moindre trace reste gravée pendant des siècles. C’est exactement là qu’une mathématicienne allemande a choisi de passer plus de la moitié de sa vie. Et franchement, quand on découvre son histoire, on se dit qu’il y a des passions qui dépassent l’entendement.
Une rencontre qui a tout changé
Décembre 1941. Le monde est en guerre, mais à des milliers de kilomètres des champs de bataille, une jeune femme de 38 ans monte dans un bus brinquebalant à Lima. Direction Nazca, 440 kilomètres plus au sud. Maria Reiche n’est pas archéologue. Elle a étudié les mathématiques et la géographie à Dresde, parle cinq langues, et gagne sa vie comme gouvernante et professeure particulière depuis son arrivée au Pérou en 1936. Rien, absolument rien, ne la préparait à ce qui va suivre.
À l’origine de ce voyage, un Américain nommé Paul Kosok. Cet historien vient de survoler la région et a remarqué quelque chose d’incroyable : des lignes parfaitement droites, des trapèzes gigantesques, des spirales, des animaux stylisés… Tout ça tracé dans le sol sur des centaines de kilomètres carrés. Il a besoin d’une personne rigoureuse, avec un esprit mathématique. Maria accepte la mission. Elle ne se doute pas qu’elle ne repartira jamais vraiment.
« Quand j’ai vu ces lignes pour la première fois depuis l’avion, j’ai eu l’impression qu’on m’ouvrait une porte sur un autre monde. »
– Maria Reiche, années plus tard
Des dessins visibles uniquement depuis le ciel
Essayez d’imaginer la scène. Vous marchez sur un plateau caillouteux, la chaleur est écrasante, pas un arbre, pas une ombre. Et pourtant, sous vos pieds, des centaines de figures gigantesques : un colibri de 97 mètres, un singe à la queue en spirale, un araignée de 47 mètres, un condor, un pélican… Plus de 800 lignes droites, 300 formes géométriques, 70 figures animales ou végétales. Le tout réalisé entre 200 av. J.-C. et 600 ap. J.-C. par la civilisation Nazca.
Comment ont-ils fait ? La technique est d’une simplicité géniale. Le sol est recouvert d’une fine couche de cailloux oxydés rougeâtres. En les retirant sur quelques centimètres, on découvre une terre plus claire en dessous. Le contraste est saisissant. Et grâce à l’extrême sécheresse – moins de 20 minutes de pluie par an ! – ces tracés sont restés intacts pendant deux millénaires.
- Le colibri : 97 mètres d’envergure
- L’araignée : 47 mètres, avec une patte reproduisant exactement l’appareil reproducteur d’une araignée ricinule rare
- Le singe : queue en spirale, neuf doigts à une main, cinq à l’autre
- L’astronaute (surnom moderne) : une figure humanoïde de 32 mètres sur une colline
Ce qui rend fou, c’est que les Nazca n’ont jamais pu voir leur œuvre terminée. Pas d’avion, pas de montgolfière. Alors pourquoi ? C’est la question qui a hanté Maria Reiche jusqu’à son dernier souffle.
Une vie de moine-soldat dans le désert
Dès 1946, Maria s’installe définitivement à Nazca. Elle achète une petite maison sans eau courante ni électricité à San Miguel, à quelques kilomètres des lignes. Chaque matin à l’aube, elle enfourche sa bicyclette (puis plus tard une moto) et part balayer les géoglyphes envahis par le sable. Elle mesure, photographie, dessine. Avec une échelle de 20 mètres qu’elle déplace seule, elle cartographie chaque détail.
Elle vit avec presque rien. Son salaire ? Quelques cours d’allemand et d’anglais, puis des dons de touristes qu’elle guide elle-même. On l’appelle la gringa loca, la folle du désert. Elle dort parfois à même le sol près des figures pour les protéger des pillards. À 90 ans passés, elle grimpe encore sur sa tour d’observation improvisée.
Je trouve ça presque inconcevable aujourd’hui. On parle d’une femme née en 1903, issue d’une famille bourgeoise allemande, qui choisit la solitude absolue pour défendre un patrimoine que personne ne comprenait encore. Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette obstination.
La théorie du plus grand calendrier astronomique du monde
Maria Reiche était convaincue d’une chose : les lignes de Nazca formaient un gigantesque calendrier astronomique. Selon elle, chaque ligne pointait vers un lever ou un coucher de soleil, d’étoile ou de constellation à une date précise du calendrier agricole. Le désert serait donc un immense observatoire à ciel ouvert.
Elle passe des décennies à calculer les angles, à vérifier les alignements. Certaines de ses observations sont troublantes : la figure de l’araignée serait liée à la constellation d’Orion, le colibri pointerait vers le solstice d’été… Mais la communauté scientifique reste sceptique. Trop de lignes ne correspondent à rien de connu. Aujourd’hui, la majorité des chercheurs penche pour une fonction rituelle liée à l’eau – les Nazca vivaient dans un des endroits les plus secs de la planète, et leurs aqueducs souterrains sont encore utilisés.
« Même si ma théorie n’est pas exacte à 100 %, l’important est que ces lignes soient préservées pour que les générations futures puissent continuer à chercher. »
– Maria Reiche
Des menaces bien réelles
Pendant que Maria travaillait, les dangers étaient partout. Routes qui traversaient les figures, camions qui laissaient des traces, touristes qui marchaient dessus, même l’armée péruvienne qui s’entraînait dans le secteur. En 1994, elle obtient enfin le classement Unesco. Mais le combat ne s’arrête jamais. Encore aujourd’hui, des projets d’exploitation minière ou des survols trop bas menacent le site.
Maria Reiche est morte en 1998 à 95 ans, dans un hôtel de Lima transformé en maison de repos par l’armée de l’air péruvienne – une reconnaissance tardive. Elle repose désormais à Nazca, près des lignes qu’elle a tant aimées.
Un film pour faire revivre la légende
Près de trente ans après sa disparition, son histoire arrive enfin sur les écrans. Le film Lady Nazca retrace son parcours incroyable, de son arrivée au Pérou jusqu’à ses derniers combats. Un bel hommage à cette femme qui a incarné, bien avant l’heure, l’idée qu’une seule personne peut changer le cours des choses quand elle croit vraiment à quelque chose.
Ce qui me touche le plus dans l’histoire de Maria Reiche, c’est cette forme d’engagement total. Elle n’a pas attendu que les institutions bougent. Elle a pris un balai et elle a commencé. Parfois, je me demande ce qu’elle penserait de voir des millions de touristes survoler « ses » lignes chaque année. Probablement qu’elle sourirait en disant que le mystère est toujours là, et que c’est très bien comme ça.
Si vous passez un jour au Pérou, ne faites pas l’impasse sur Nazca. Montez dans un de ces petits avions qui font trembler le cœur, et regardez en bas. Vous verrez peut-être, entre deux lignes, l’ombre d’une femme au balai qui continue, quelque part, à veiller sur son désert.
