Imaginez-vous au milieu de deux millions de personnes, les yeux levés vers des jeux de lumière féeriques, et soudain, sur la noble façade du Palais Saint-Pierre, des mots crus et accusateurs qui claquent comme des gifles : « La police blesse et tue ». C’est exactement ce qui s’est passé samedi soir à Lyon. Ce n’était pas une installation officielle. C’était un coup de force politique en plein cœur d’une fête populaire.
Je marchais moi-même dans les rues bondées quand les réseaux sociaux ont commencé à s’enflammer. En quelques minutes, les vidéos tournaient en boucle. Et très vite, la revendication est tombée : Les Soulèvements de la Terre assumaient pleinement l’opération. Ce n’est pas la première fois que ce mouvement écologiste radical fait parler de lui, mais là, ils ont choisi un terrain symbolique particulièrement chargé.
Une fête traditionnelle détournée en tribune contestataire
La Fête des Lumières, ce n’est pas n’importe quel événement. À l’origine, c’est une dévotion populaire à la Vierge Marie, née au XVIIe siècle pour remercier la ville d’avoir été épargnée par la peste. Pendant quatre nuits, Lyon devient une immense toile lumineuse où artistes du monde entier projettent leurs œuvres sur les bâtiments historiques.
Mais cette année, entre deux installations poétiques, quelques minutes ont suffi pour transformer la place des Terreaux en arène politique. Les messages projetés étaient sans ambiguïté :
- « La police blesse et tue »
- « Non à l’État policier »
- « La violence policière est partout »
- « Sainte-Soline : ni oubli, ni pardon »
- « On dégage le RN »
Le choix du Palais Saint-Pierre, qui abrite le musée des Beaux-Arts, n’est évidemment pas anodin. C’est un lieu de mémoire, de culture, un symbole de la grandeur lyonnaise. Le détourner ainsi, c’est vouloir frapper fort, là où ça fait mal.
Les Soulèvements de la Terre : qui sont-ils vraiment ?
Depuis 2021, ce mouvement occupe régulièrement l’espace médiatique. Né dans la lutte contre les mégabassines à Sainte-Soline, il regroupe des militants écologistes radicaux qui refusent le compromis et privilégient l’action directe. Dissous une première fois en juin 2023 par le gouvernement, le collectif a été réautorisé par le Conseil d’État quelques mois plus tard.
Leur mode opératoire ? Occupations de terrain, sabotages, manifestations musclées… et désormais, des opérations de communication spectaculaire comme celle de Lyon. Sur leur compte Instagram local, ils ont publié fièrement les photos de leurs projections, avec ce simple commentaire : « On était à la Fête des Lumières ce soir ». Provocation assumée.
Ils ne cherchent plus le dialogue, ils veulent la rupture. Et ils savent que l’image choque plus que mille discours.
Une réaction politique immédiate et sans nuance
Le ministre de l’Intérieur n’a pas attendu longtemps pour répondre. Dès le lendemain matin, Laurent Nuñez condamnait « totalement des messages haineux » et apportait son « soutien » aux forces de l’ordre. La préfète du Rhône, Fabienne Buccio, allait plus loin en parlant d’une « opération d’extrême gauche » et en saisissant la justice via l’article 40.
Du côté de la mairie de Lyon, le silence a été plus long. Grégory Doucet, maire écologiste, a finalement réagi en condamnant les messages, tout en rappelant que la liberté d’expression avait ses limites quand elle versait dans l’injure. Un équilibre délicat quand on connaît les proximités idéologiques de certains membres de sa majorité avec les milieux contestataires.
Pourquoi Sainte-Soline reste une blessure ouverte
Parmi les slogans projetés, celui qui fait référence à Sainte-Soline n’est pas anodin. Le 25 mars 2023, la manifestation contre les réserves d’eau agricoles avait dégénéré en affrontements extrêmement violents. Deux manifestants étaient tombés dans le coma, des dizaines avaient été gravement blessés, et l’IGPN avait été saisie à de multiples reprises.
Pour les militants, c’est le symbole d’une répression devenue systémique. Pour les forces de l’ordre et une partie de l’opinion, c’était une réponse nécessaire face à des black blocs particulièrement déterminés. Deux ans plus tard, la fracture n’a fait que s’agrandir. Et Lyon vient d’en payer le prix symbolique.
Entre liberté d’expression et provocation haineuse
La question juridique est posée : une projection lumineuse éphémère constitue-t-elle une infraction ? Provocation à la haine ? Injure publique envers une administration ? Les avocats vont se régaler. Mais au-delà du droit, c’est tout le débat sur la liberté d’expression qui resurgit.
D’un côté, ceux qui estiment que critiquer la police, même durement, fait partie du jeu démocratique. De l’autre, ceux qui considèrent que dire « la police tue » sans nuance revient à désigner des fonctionnaires à la vindicte populaire. Entre les deux, il y a surtout des familles de policiers qui se sentent salies et des militants qui se sentent légitimes.
Ce que j’ai trouvé le plus frappant, personnellement, c’est le fossé générationnel et social que révèle cet événement. Dans la foule, certains applaudissaient ou prenaient des selfies devant les slogans. D’autres étaient choqués, presque blessés dans leur fête. Deux France qui se croisent sans plus se comprendre.
La Fête des Lumières peut-elle rester apolitique ?
Longtemps, l’événement avait réussi l’exploit d’être à la fois populaire, artistique et fédérateur. Mais ces dernières années, les polémiques s’accumulent. On se souvient des accusations de « wokisme » contre certaines installations contemporaines, ou des débats sur la sur-fréquentation touristique.
Cette année, c’est pire. L’action des Soulèvements de la Terre a durablement abîmé l’image d’une fête qui se voulait magique et rassembleuse. Beaucoup de Lyonnais que j’ai croisés ce week-end disaient la même chose : « On venait pour rêver, pas pour se prendre la politique en pleine figure ».
Et pourtant… n’est-ce pas aussi le rôle de l’art dans l’espace public que de déranger parfois ? La question mérite d’être posée, même si la forme choisie ici relève plus du happening militant que de la création artistique.
Vers une radicalisation des deux côtés ?
Ce qui m’inquiète le plus, c’est la dynamique de surenchère que cet événement révèle. D’un côté, des militants prêts à tout pour imposer leur message, même au risque de choquer des millions de personnes. De l’autre, des responsables politiques qui répondent par la condamnation immédiate et la menace judiciaire, sans jamais chercher à comprendre la colère sous-jacente.
On assiste à une forme de dialogue de sourds où chacun campe sur ses positions. Et pendant ce temps, le terrain commun se réduit comme peau de chagrin.
La Fête des Lumières 2025 restera dans les mémoires, mais pas forcément pour les raisons espérées. Elle aura été le théâtre d’une fracture béante entre deux visions de la société : celle qui veut croire encore à la possibilité du dialogue, et celle qui pense que seule la confrontation paie.
En repartant dans les rues de Lyon ce dimanche matin, sous un ciel gris qui contrastait avec les lumières de la veille, je me suis demandé combien de temps encore nous allions accepter de vivre ainsi. Divisés même quand on regarde la même lumière.
Parce qu’au fond, c’est peut-être ça le plus triste : même une fête populaire, même un moment censé nous rassembler autour de la beauté et de la tradition, n’échappe plus à la violence de nos désaccords.
