Imaginez une ville côtière, baignée par le soleil de Provence, qui vote communiste sans discontinuer depuis l’époque où De Gaulle était encore président. Et puis, presque soudainement, les vents tournent. Un député d’extrême droite s’installe à l’Assemblée. Les scores de la droite grignotent. Et voilà qu’un maire de 83 ans décide de repartir au combat pour un quatrième mandat. Bienvenue à Martigues, où l’on sent que l’histoire pourrait basculer en mars prochain.
J’ai toujours trouvé fascinant ces bastions qui résistent au temps. Martigues, c’était un peu le dernier dinosaure rouge du sud-est. Et pourtant, quelque chose se fissure. On le sent dans les conversations de café, dans les regards échangés sur le marché. La question n’est plus vraiment de savoir si le changement arrivera, mais quand.
Martigues, la forteresse rouge qui vacille
Depuis 1959, la ville est dirigée par le Parti communiste. C’est plus long que la Ve République elle-même. Une continuité presque soviétique dans une France qui, par ailleurs, a tout essayé : socialistes, gaullistes, libéraux, écologistes, populistes. À Martigues, on votait rouge comme on respire l’air marin.
Mais les temps changent. En 2020 déjà, le maire sortant avait frôlé les 61 % dès le premier tour. Un score confortable, certes, mais bien loin des 80 % d’autrefois. Et surtout, pour la première fois, le Rassemblement national passait la barre des 10 %. Un détail ? Pas vraiment. Parce que cinq ans plus tard, ce même parti a réussi l’impensable : faire élire un député dans la circonscription.
215 voix d’écart. C’est tout ce qui a séparé le communiste historique Pierre Dharréville de son challenger lors des législatives de 2024 à Martigues même. Sur l’ensemble de la circonscription, l’écart était plus large, mais le symbole est là. La ville n’est plus imperméable.
Gaby Charroux, l’expérience contre le vent de l’histoire
À 83 ans, il a la silhouette droite, le verbe clair et cette petite pointe d’accent chantant qui fait tout le charme de la région. Quand il annonce sa candidature, il ne parle pas de lui. Il parle du « collectif ». De l’équipe. Du rassemblement citoyen et républicain. Classique, direz-vous. Et pourtant, ça sonne juste.
« Quatre-vingt-trois ans, c’est raisonnable »
Gaby Charroux, maire sortant
La phrase a fait sourire certains, agacé d’autres. Mais derrière l’apparente provocation, il y a une forme de vérité brute. L’homme connaît chaque rue, chaque dossier, chaque habitant presque par son prénom. Quand il dit « tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la population », on sent que ce n’est pas une formule de campagne. C’est une conviction forgée dans le béton.
Et puis, il y a cette phrase qui reste en tête : « Lorsqu’on s’engage, on s’engage durablement. Sinon on reste chez soi et on va jouer aux cartes. » Difficile de faire plus clair. Pour lui, l’âge n’est pas une limite. C’est une légitimité.
Le RN en embuscade : plus qu’un outsider
Emmanuel Fouquart, député depuis 2024, refuse l’étiquette de favori. Il a raison d’être prudent. Une législative, ce n’est pas une municipale. Les dynamiques sont différentes. Mais il a plusieurs atouts dans sa manche.
- Une implantation récente mais réelle
- Un score législatif qui a surpris tout le monde
- Le vent national qui pousse le parti dans le dos
- Et surtout, cette capacité à parler sécurité, propreté, identité – des thèmes qui résonnent particulièrement dans une ville portuaire où les tensions sociales existent
On me dira que Martigues reste une ville de gauche. C’est vrai. Mais une gauche fatiguée parfois, qui a vu ses usines fermer, ses jeunes partir, ses quartiers populaires changer de visage. Le RN sait parler à cette France-là. Celle qui ne se reconnaît plus toujours dans les discours traditionnels.
La droite classique veut jouer les trouble-fêtes
Jean-Luc Di Maria, lui, tente une troisième voie. Sans étiquette partisane, dit-il. Une liste d’ouverture. Le discours est rodé : ni extrême gauche, ni extrême droite. Une gestion pragmatique, moderne, tournée vers l’avenir.
En juin dernier, il n’avait pas mâché ses mots sur l’âge du maire sortant. « À plus de 80 ans, il n’incarne pas une vision d’avenir pour la ville », avait-il lancé. La phrase a fait mouche auprès d’une partie de l’électorat qui aspire justement au renouvellement.
Mais la droite républicaine a un problème récurrent dans ce type de ville : elle peine à fédérer au-delà de ses bastions traditionnels. En 2020, elle avait quand même réalisé 21 %, un score honorable. Suffisant pour maintenir une triangulaire ? C’est la grande inconnue.
Pourquoi Martigues cristallise tant d’enjeux
Ce qui se joue ici dépasse largement les frontières de la commune. C’est un peu le laboratoire de ce que pourrait devenir la gauche dans les territoires où elle a longtemps régné sans partage. Quand les usines ferment, quand la population change, quand les générations se succèdent, les fidélités politiques peuvent-elles tenir éternellement ?
J’ai discuté avec des habitants ces derniers mois. Ce qui revient souvent, c’est un mélange de respect pour le bilan passé et de lassitude. On reconnaît les équipements, les services, la qualité de vie. Mais on pointe aussi du doigt une forme de routine. Comme si la ville tournait un peu sur elle-même.
Et puis il y a la question de l’âge. Soyons honnêtes : elle pèse. Pas seulement pour le maire, mais pour toute une génération de dirigeants de gauche qui s’accrochent parfois au-delà du raisonnable. À un moment, la transmission doit se faire. La question est de savoir si elle se fera dans la continuité ou dans la rupture.
Les scénarios possibles en mars 2026
Plusieurs hypothèses se dessinent :
- La victoire confortable du maire sortant – scénario du maintien dans la tradition, mais avec un score probablement plus faible qu’en 2020
- Une triangulaire serrée où tout peut basculer au second tour – le scénario le plus probable aujourd’hui
- La surprise RN, avec une mobilisation exceptionnelle et un effondrement de la gauche – scénario extrême mais plus envisageable qu’il y a cinq ans
- Une alliance contre-nature au second tour (droite + gauche contre RN) – peu probable idéologiquement, mais l’histoire nous a appris que la peur peut faire faire des choses étonnantes
Ce qui est sûr, c’est que la campagne va être rude. On sent déjà les premiers coups bas, les petites phrases, les dossiers qui ressortent. Martigues n’échappera pas à la nationalisation du débat municipal. Sécurité, immigration, pouvoir d’achat, écologie : tous les grands thèmes nationaux vont se retrouver dans cette élection locale.
Et après ?
Quoi qu’il arrive, mars 2026 marquera probablement la fin d’une époque. Soit parce que le bastion tiendra encore une fois, et alors ce sera le dernier grand sursaut d’une gauche communiste à l’ancienne. Soit parce qu’il tombera, et alors on parlera de symbole national.
Dans les deux cas, Martigues nous dira quelque chose de profond sur la France d’aujourd’hui. Sur ce qu’il reste des grandes idéologies du XXe siècle. Sur la capacité des territoires à résister aux grandes vagues nationales. Sur le rapport des Français à l’âge, au renouvellement, à la mémoire.
En attendant, la campagne est lancée. Et quelque part entre l’étang de Berre et la Méditerranée, une ville se prépare à écrire peut-être l’un des chapitres les plus passionnants de son histoire politique.
Une chose est sûre : on n’a pas fini d’entendre parler de Martigues. Et quelque part, c’est plutôt une bonne nouvelle pour la démocratie locale. Quand une élection fait autant parler, c’est que les enjeux sont réels. Et que les habitants, eux, n’ont pas encore rendu leur verdict.
