Il y a des soirées qui marquent. Hier, dans une salle du nord de Paris, j’ai assisté à quelque chose de rare : des personnes qui vivent la précarité au quotidien ont pris la parole devant ceux qui veulent diriger la capitale dans quelques mois. Pas de filtre, pas de discours préparé à l’avance. Juste des vies brisées posées là, sur la table, face aux ambitions politiques.
Quand la rue rencontre l’Hôtel de Ville
On était treize autour de la table. Treize parcours, treize voix souvent éteintes par le froid, la fatigue ou la honte. Un homme qui dort dehors depuis vingt-cinq ans. Une femme sortie de l’Aide sociale à l’enfance et qui n’a jamais eu de vrai chez-soi. Un jeune mineur non accompagné qui enchaîne les foyers saturés. Un autre qui se shoote pour oublier qu’il n’a plus de toit. Et puis les candidats, ou leurs représentants, assis en arc de cercle. L’ambiance était lourde dès le début, mais étrangement respectueuse.
Ce qui m’a frappé, c’est le silence. Pas le silence gêné des réunions politiques habituelles. Non, un silence qui écoute. Vraiment.
« 25 ans dans la rue, vous vous rendez compte ? »
L’homme s’appelle Patrick. Il a 58 ans, la voix rauque, les mains abîmées. Quand il a dit « je suis sans domicile fixe depuis 25 ans », j’ai vu plusieurs candidats baisser les yeux. Pas par mépris. Par impuissance, peut-être.
« Vous nous parlez de grands projets, de Paris en 2030, de Jeux olympiques propres… Moi je vous parle de ce soir. Où je vais dormir ce soir ? »
Cette phrase a fait mouche. Parce qu’elle est simple. Parce qu’elle est vraie. Et parce qu’aucun programme électoral ne peut y répondre en une phrase.
Patrick n’était pas là pour faire un scandale. Il voulait juste qu’on l’écoute. Et pendant dix minutes, il a raconté. Les nuits sous les ponts. Les douches à la piscine municipale. Les repas à 18 h 30 précises parce qu’après, plus rien. Les regards qui fuient dans le métro. Tout y est passé. Sans colère. Juste avec une immense fatigue.
Les candidats pris au dépourvu
Certains ont tenté de répondre avec leurs fiches. D’autres ont lâché le masque.
Une candidate de gauche a promis 110 millions d’euros supplémentaires pour l’hébergement d’urgence si elle était élue. Belle promesse. Mais quand une femme dans le public lui a demandé « et en attendant mars 2026 ? », elle est restée sans voix quelques secondes. C’est long, quelques secondes, quand on a froid dehors.
Un autre, plus à droite, a parlé de réquisition des logements vides. Idée intéressante sur le papier. Sauf qu’une voix s’est élevée : « Les réquisitions, on nous les promet depuis 20 ans. Et on attend toujours. » Le candidat a hoché la tête. Pas d’argument en retour. Juste un « vous avez raison » murmuré.
J’ai trouvé ça sain, en fait. Pour une fois, les politiques n’avaient pas le beau rôle. Et ils l’ont accepté.
Les oubliés prennent la parole… et ça change tout
Ce qui était génial avec cette soirée, c’est qu’elle était organisée par des associations qui connaissent le terrain : des collectifs de personnes concernées et des mouvements historiques de lutte contre la grande exclusion. Pas de grand barnum médiatique. Pas de caméras partout. Juste une règle : la parole est libre.
Et là, miracle : les gens ont parlé. Vraiment parlé.
- Une jeune femme qui a grandi en foyer et qui aujourd’hui, à 21 ans, dort dans sa voiture.
- Un ancien toxicomane qui explique que sans logement stable, impossible de se soigner correctement.
- Un père séparé qui a perdu son appartement après son licenciement et qui voit ses enfants un week-end sur deux… dans un McDo.
- Un mineur étranger qui dit merci pour l’accueil en France… mais qui dort dans un squat insalubre.
Chaque histoire était un uppercut.
Et le plus fou ? Les candidats écoutaient. Certains ont pleuré. Oui, pleuré. J’en ai vu un essuyer discrètement une larme. Un autre a serré la main de chaque intervenant à la fin. Pas pour la photo. Juste parce qu’il le fallait.
Les propositions concrètes (ou pas)
Évidemment, chacun a voulu placer ses mesures phares.
On a entendu pêle-mêle :
- Construction massive de logements sociaux (mais on sait tous que ça prend des années)
- Transformation des bureaux vides en habitations (idée séduisante mais compliquée juridiquement)
- Augmentation des places d’hébergement d’urgence (mais où ? avec quel personnel ?)
- Création d’un « villages d’insertion » en périphérie (projet qui fait bondir les associations)
- Renforcement des contrôles sur Airbnb (mesure populaire mais insuffisante)
Mais le plus intéressant n’était pas dans les programmes. C’était dans les échanges improvisés.
« Madame, vos 110 millions, c’est bien. Mais moi demain matin, j’ai toujours pas de douche. Vous pouvez faire quelque chose pour demain matin ? »
Un homme d’une quarantaine d’années, au fond de la salle
La candidate a souri tristement. « Non. Pas demain matin. » Au moins, elle a été honnête.
Et nous, on fait quoi en attendant 2026 ?
C’est la question qui tue. Parce que les élections, c’est dans quatre mois. Et que Patrick, lui, dort dehors ce soir. Et demain soir. Et après-demain.
Les associations présentes ont été claires : elles ne veulent pas attendre le prochain maire. Elles demandent des mesures immédiates :
- Ouvrir les gymnases la nuit en cas de grand froid (mesure qui existe déjà… mais pas assez appliquée)
- Réquisitionner réellement les 200 000 logements vacants à Paris (pas seulement en parler)
- Créer des bains-douches ouverts 24h/24 dans chaque arrondissement
- Mettre en place un numéro unique pour l’hébergement d’urgence qui réponde vraiment
- Former les agents d’accueil à ne pas refuser les gens sous prétexte qu’il « manque un papier »
Des choses simples. Des choses possibles. Des choses qui ne coûtent pas 110 millions.
Mais qui nécessitent une volonté politique. Maintenant.
Ce que cette soirée nous dit de Paris en 2025
Paris, ville lumière ? Oui, pour certains. Pour d’autres, c’est la ville où on dort sur un carton à côté d’un palace cinq étoiles.
On parle beaucoup de propreté, de sécurité, de pistes cyclables. C’est important. Mais quand on a plus de maison, tout le reste devient secondaire.
Ce soir-là, j’ai compris une chose : la vraie fracture à Paris, ce n’est pas gauche/droite ou centre/périphérie. C’est ceux qui ont un toit… et ceux qui n’en ont pas.
Et cette fracture, elle ne se comblera pas avec de belles phrases en mars 2026.
Elle se comblera avec des douches chaudes ouvertes la nuit. Des places d’hébergement inconditionnelles. Des travailleurs sociaux en nombre suffisant. Des maires d’arrondissement qui arrêtent de fermer les yeux.
En sortant de la salle, Patrick m’a serré la main. « Merci d’être venu. Peut-être que ça servira à quelque chose. »
J’espère qu’il a raison.
Parce que sinon, dans quatre mois, on élira un nouveau maire. On applaudira. On fêtera la démocratie.
Et Patrick dormira toujours dehors.
Ça, ce serait le vrai scandale.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Avez-vous déjà croisé le regard de quelqu’un qui dort dans la rue ? Ça vous a fait quoi ? Dites-le en commentaire, on en parle ensemble.
