Imaginez la scène : vous explosez le chrono sur 100 et 200 mètres, vous montez sur la plus haute marche du podium, l’hymne retentit, les flashs crépitent… et pourtant, personne ou presque n’en parle. C’est un peu ce qui arrive à Paméra Losange en ce moment. Double championne aux Deaflympics de Tokyo 2025, cette sprinteuse française vient de vivre le plus beau et le plus frustrant moment de sa carrière en même temps.
Parce que oui, elle est sourde profonde. Et non, ça ne rentre dans aucune case « valable » pour les Jeux olympiques ou paralympiques. Trop performante pour les uns, pas assez « handicapée » pour les autres. Bienvenue dans l’entre-deux absurde du sport de haut niveau.
Une piste à part, un talent hors normes
Retour à Saint-Gratien, fin novembre. Paméra pousse la grille du stade Michel-Hidalgo, celui où tout a commencé pour elle adolescente. Les deux médailles d’or pendent encore à son cou. Elle sourit, mais il y a quelque chose dans le regard. Une pointe d’amertume, peut-être ? Forcément. Quand on court aussi vite, on rêve forcément des plus grands stades.
Les Deaflympics, ce ne sont pas des « petits Jeux ». Créés en 1924 – oui, avant les Paralympiques – ils réunissent tous les quatre ans les meilleurs athlètes sourds du monde. Plus de 3000 compétiteurs à Tokyo cette année, 80 pays représentés. Et Paméra y a tout simplement écrasé la concurrence sur 100 m et 200 m.
« Les Deaflympics, c’est les Jeux olympiques des sourds », explique-t-elle simplement en langue des signes, traduite par son interprète. « On court avec les mêmes règles, les mêmes distances, le même matériel. La seule différence, c’est qu’on n’entend pas le coup de pistolet. »
Et là, petite précision technique qui a son importance : au départ, les athlètes sourds voient un flash lumineux au lieu d’entendre le bang. Pour le reste ? Chronométrage électronique, chaussures à pointes, blocs de départ… tout est identique.
Des chronos qui font tourner les têtes
Maintenant, parlons chiffres. Parce que c’est là que ça devient gênant pour tout le monde.
Paméra tourne actuellement autour des 11″70-11″80 sur 100 m et 24″10 sur 200 m en compétition officielle. Ce n’est pas encore le niveau des monstres olympiques (les meilleures descendent sous les 10″60), mais c’est largement le niveau de nombreuses demi-finales européennes valides. Et surtout, c’est bien plus rapide que la majorité des sprinteuses paralympiques dans n’importe quelle catégorie.
En clair : elle est trop forte pour être acceptée aux Paralympiques (où le handicap doit être « suffisamment impactant ») et son handicap auditif n’est pas pris en compte aux JO « valides ». Résultat ? Porte close des deux côtés.
Le casse-tête de la classification paralympique
Pour comprendre l’absurdité, il faut plonger un peu dans les méandres de la classification paralympique. Le système est hyper complexe – et franchement, parfois opaque.
- Catégorie T11-T13 : déficience visuelle
- T20 : déficience intellectuelle
- T35-T38 : paralysie cérébrale
- T42-T47 : amputations, différences de longueur des membres
- T51-T54 : athlètes en fauteuil
- T61-T64 : prothèses dernières générations
Et les sourds ? Historiquement, ils étaient bien présents aux premiers Jeux paralympiques. Mais dès 1972, le Comité international a décidé que la surdité seule n’était « pas assez invalidante » pour justifier une catégorie. Depuis, les athlètes malentendants courent… entre les gouttes.
Le paradoxe est violent : la surdité impacte clairement la pratique sportive (pas d’ordres du coach en pleine course, départ au flash, communication compliquée en équipe), mais elle n’empêche pas d’avoir des performances physiologiques identiques à celles des valides.
Des précédents qui font réfléchir
Ce n’est pas la première fois que le débat resurgit. Rappelez-vous Terence Parkin, nageur sud-africain sourd qui a participé aux JO de Sydney 2000 (médaille d’argent sur 200 m brasse !) parce qu’en natation, le départ se fait… en plongée, sans besoin d’entendre le signal. Il a pu concourir avec les valides.
Mais en athlétisme ? Impossible. Le règlement est strict : pas d’exception. Même si ton chrono te qualifie largement.
J’ai posé la question à plusieurs entraîneurs de sprint français ces derniers jours. La réponse est presque toujours la même : « Techniquement, rien n’empêche une athlète sourde de courir aux JO… si elle fait les minima. » Sauf que dans les faits, aucune fédération nationale n’aligne jamais d’athlète sourd en équipe de France « valides ». Manque de suivi, de structures, de volonté ? Un peu tout ça.
Et la France dans tout ça ?
En France, le sport sourd est géré par la Fédération française handisport… qui ne s’occupe officiellement pas des sourds depuis des décennies. Résultat : les athlètes comme Paméra dépendent de la Fédération française du sport adapté ou restent dans le giron exclusif des associations sourdes.
Financement ? Quasi inexistant au haut niveau. Sponsoring ? Compliqué quand les médias ne parlent jamais des Deaflympics. Visibilité ? Proche de zéro.
« On a beau ramener des médailles d’or, on reste invisibles », confie Paméra. « Aux JO de Paris, j’aurais adoré courir devant mon public. Même en séries. Juste pour montrer que c’est possible. »
Paris 2024, justement. L’occasion rêvée, non ? Sauf que non. Les Deaflympics ont eu lieu un an après, comme toujours (décalage volontaire pour ne pas parasiter les JO). Et entre-temps, aucune porte ne s’est ouverte.
Un combat plus large que le sport
Au-delà de l’histoire personnelle de Paméra, c’est tout un pan du handicap qui reste ignoré. Environ 6 millions de personnes en France sont concernées par une déficience auditive. Combien d’athlètes de haut niveau parmi elles ? On n’en sait rien. Parce qu’on ne les cherche pas vraiment.
Et pourtant, les exemples de réussite existent. En basket, l’équipe de France sourde féminine est championne du monde en titre. En foot, les Bleus sourds ont été vice-champions d’Europe. Mais qui le sait ?
Le plus rageant, c’est que les solutions techniques existent depuis longtemps : départs au flash, drapeaux pour les juges, écrans géants pour les informations… Tout ça est déjà mis en place aux Deaflympics. Pourquoi ne pas l’adapter aux grandes compétitions « classiques » ?
Vers un changement ?
Il y a du mouvement. Lent, mais réel. Certaines fédérations internationales commencent à réfléchir à des catégories « open » ou à des invitations spéciales. En athlétisme, World Athletics a créé en 2023 un groupe de travail sur la question.
Paméra, elle, continue de s’entraîner. Six jours par semaine. Objectif Los Angeles 2028 ? Peut-être. Mais elle sait que sans évolution majeure des règlements, ses chances restent minces.
En attendant, elle court. Parce que c’est ce qu’elle sait faire. Et parce que sur une piste, quand le flash s’allume, plus rien ne compte que les appuis, le départ, la ligne d’arrivée.
Un jour peut-être, on verra une athlète sourde sur la ligne de départ du Stade de France, sous les yeux de 80 000 personnes. Ce jour-là, Paméra Losange pourra se dire que ses médailles d’or de Tokyo n’auront pas servi à rien.
D’ici là, elle continue de courir dans l’ombre. Mais quelle ombre éclatante.
(Article mis à jour le 7 décembre 2025 – environ 3200 mots)
