Il y a cette photo que j’ai encore sur mon téléphone. Mon fils, six mois, tout nu sur la table à langer, avec ses cuisses qui débordent et ce petit ventre rond comme une brioche. À l’époque, j’ai souri. Aujourd’hui, quand je la regarde, je me souviens surtout de la boule au ventre que j’ai eue quand la pédiatre a froncé les sourcils en voyant la courbe « monter un peu trop vite ».
Je ne suis pas la seule. Loin de là.
La nouvelle hantise des jeunes parents : la courbe qui fait peur
On pensait que les bébés potelés, c’était mignon. Synonyme de santé, de bonne appétit, de nuits paisibles. Et puis, petit à petit, les discours ont changé. On nous parle d’obésité infantile qui explose, de risques cardiovasculaires futurs, de regards des autres à l’école. Du jour au lendemain, les bourrelets sont devenus suspects.
Résultat ? Des parents qui achètent des pèse-bébés à la maison, qui notent chaque gramme pris entre deux consultations, qui rationnent les tétées ou qui paniquent quand la courbe « stagne » trois semaines.
Quand le carnet de santé devient un juge implacable
Le carnet de santé, ce petit livret bleu qu’on nous remet à la maternité, contient des courbes. Des courbes de poids, de taille, de périmètre crânien. Autrefois, on les regardait distraitement. Aujourd’hui, elles sont scrutées comme un bulletin de notes.
J’ai vu des mamans pleurer en consultation parce que leur enfant de 9 mois était « passé dans le couloir supérieur ». D’autres se féliciter parce que bébé « suivait pile la médiane ». Comme si la vie d’un enfant se résumait à une ligne sur un graphique.
« Un bébé qui grandit bien, c’est un bébé qui prend du poids régulièrement. Mais un bébé qui prend trop, trop vite, on doit le signaler. »
– Une pédiatre de PMI, lors d’une formation récente
Cette phrase, prononcée avec les meilleures intentions du monde, a fait naître une génération de parents terrorisés.
Les deux camps qui s’affrontent dans les groupes de mamans
Sur les forums et les groupes WhatsApp, c’est la guerre froide.
- D’un côté, celles qui postent fièrement la photo de leur bébé de 4 mois avec trois mentons : « Regardez-moi ce petit sumo, il fait ses 8,5 kg ! »
- De l’autre, celles qui répondent « Attention quand même, il ne faudrait pas qu’il devienne obèse… »
Entre les deux, la majorité des parents qui ne savent plus quoi penser. On leur dit que les rondeurs, c’est normal jusqu’à 1 an. Et dans la même phrase, on leur montre des statistiques alarmantes sur l’obésité à 6 ans.
Du coup, beaucoup préfèrent « sécuriser ». Moins de tétées la nuit. Introduction précoce des légumes pour « caler » bébé. Pesée hebdomadaire. Parfois quotidienne.
L’effet pervers des messages de prévention
Personne ne nie que l’obésité infantile est un vrai problème de santé publique. Les chiffres font peur : en France, près d’un enfant sur cinq serait en surpoids à l’entrée en CP. Mais en voulant prévenir à tout prix, on crée parfois l’inverse.
Des études récentes montrent que les enfants dont les parents ont trop restreint l’alimentation avant 2 ans ont plus de risques de développer… des troubles alimentaires plus tard. L’intention était bonne. Le résultat, contre-productif.
« On perd parfois le bon sens. Un bébé qui a des bourrelets à 8 mois, c’est physiologique. Il va marcher, courir, s’affiner naturellement. »
– Une sage-femme expérimentée
Les phrases qui font mal (et qu’on entend trop souvent)
Il y a ces petites phrases, lancées comme ça, en consultation. Elles restent.
- « Attention, il prend un peu trop là… »
- « On va surveiller, hein ? Pas trop de lait le soir. »
- « Il est dans le 97e percentile, c’est beaucoup. »
- « Vous êtes sûre qu’il a faim ? Parfois les bébés pleurent pour autre chose. »
Derrière ces mots, souvent, une volonté de bien faire. Mais pour le parent qui écoute, c’est une sentence. Et si mon enfant devenait gros ? Et s’il était moqué ? Et si c’était de ma faute ?
Le business caché de l’anxiété parentale
Et puis il y a tout ce qui se vend sur le dos de cette peur.
Les pèse-bébés connectés qui envoient les données sur votre téléphone. Les applications qui calculent l’IMC de votre nourrisson (oui, ça existe). Les coachs en alimentation infantile qui promettent de « garder bébé dans les courbes ». Les laits « allégés » pour bébés (alors que l’OMS déconseille formellement).
On marche sur la tête.
Ce que disent vraiment les spécialistes quand on les écoute jusqu’au bout
La plupart des pédiatres et puéricultrices, quand on creuse, sont beaucoup plus nuancés que ce qu’on retient.
- Oui, il faut surveiller les courbes… mais dans leur ensemble (poids + taille + périmètre crânien).
- Oui, un enfant qui reste longtemps au-dessus du 97e percentile mérite un suivi… mais pas forcément une restriction.
- Non, un bébé qui a des bras potelés à 10 mois ne sera pas forcément un adulte obèse.
Le vrai indicateur ? La croissance harmonieuse. Un enfant qui grandit bien dans toutes les dimensions, qui est tonique, qui se développe normalement, même s’il est « gros », va très bien.
Et si on se faisait confiance, pour une fois ?
Je me souviens d’une consultation où la pédiatre m’a dit, en voyant mon air paniqué :
« Madame, regardez-le. Il vous sourit, il attrape ses pieds, il babille. Votre bébé va très bien. Laissez-lui le temps de grandir. »
Cette phrase m’a libérée. J’ai rangé le pèse-bébé au fond du placard. J’ai arrêté de compter les minutes de tétée.
Mon fils a 4 ans aujourd’hui. Il court partout. Il est grand, mince, musclé. Ses bourrelets ? Évanouis dès qu’il a commencé à marcher. Comme par magie.
Comme presque tous les enfants.
Alors oui, restons vigilants. Oui, apprenons à nos enfants à bien manger, à bouger, à s’aimer. Mais s’il vous plaît, laissons-les être des bébés. Avec leurs cuisses qui débordent et leurs ventres ronds.
Parce qu’un jour, ils grandiront. Et ces photos de « petits sumos » seront les plus belles qu’on aura.
Et surtout, rappelons-nous ceci : un enfant aimé, écouté, respecté dans ses besoins, aura toutes les chances de trouver son poids d’équilibre. Tout seul. Comme la nature l’a prévu.
Le reste n’est que bruit.
