Vous êtes déjà passé devant sans forcément le savoir. Juste à côté de l’hôpital Lariboisière, dans le 10e arrondissement de Paris, une porte banale, presque invisible pour qui ne connaît pas. Derrière, une réalité crue : entre 250 et 300 injections par jour. Heroïne, cocaïne, parfois crack. Depuis 2016, cette halte soins addictions – qu’on appelle plus communément « salle de shoot » – tourne sans discontinuer. Et pourtant, dans moins d’un mois, elle pourrait tout simplement disparaître.
Un compte à rebours qui fait trembler tout un quartier
Le couperet est prévu pour le 31 décembre 2025. C’est la date de fin officielle de l’expérimentation nationale lancée il y a presque dix ans. Deux structures seulement en France : celle de Paris et celle de Strasbourg. Dix ans pour tester, évaluer, trancher. Sauf que, à J-27, personne ne sait vraiment ce qui va se passer.
Le gouvernement a bien déposé un amendement pour prolonger l’expérience jusqu’en 2027 dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Mais entre les débats à l’Assemblée, les oppositions farouches et les tensions locales, rien n’est gagné. Et dans le quartier, l’angoisse monte d’un cran chaque jour.
Pourquoi cette salle existe-t-elle vraiment ?
Remontons un peu le temps. En 2016, la France franchit un cap que beaucoup de pays européens avaient déjà passé : créer des espaces où les usagers de drogues dures peuvent consommer dans des conditions hygiéniques, encadrés par des professionnels de santé. L’idée ? Limiter les overdoses mortelles, réduire les infections (VIH, hépatite C), sortir les consommateurs de la rue et, à terme, les orienter vers un sevrage.
À Paris, le lieu n’a pas été choisi au hasard. Le secteur gare du Nord – Chapelle – Barbès est depuis des décennies un point de deal majeur. Crack, héroïne, tout y passe. Les riverains se souviennent encore des années 1990-2000 où les seringues jonchaient les trottoirs et où les overdoses en pleine rue étaient quasi quotidiennes.
« Avant l’ouverture, on trouvait des seringues dans les bacs à sable des squares. Les enfants jouaient à côté de personnes en train de se piquer. C’était invivable. »
– Un riverain historique du quartier, interrogé il y a quelques années
Aujourd’hui, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Plus de 1,2 million d’injections supervisées depuis l’ouverture. Zéro overdose mortelle à l’intérieur des locaux. Et une baisse très nette des seringues abandonnées dans l’espace public. Sur le papier, la réduction des risques fonctionne.
Mais alors, pourquoi tant de colère ?
Parce que la réalité est bien plus nuancée. Oui, les seringues ont presque disparu des trottoirs. Mais le quartier reste un aimant à toxicomanie. Les usagers viennent de toute l’Île-de-France, parfois même de plus loin, attirés par cette structure unique. Résultat : des attroupements permanents autour de Lariboisière, des scènes de consommation dans les rues adjacentes, des bagarres, des cris la nuit.
J’ai discuté il y a quelques mois avec une commerçante de la rue de Maubeuge. Elle m’a confié, les larmes aux yeux, qu’elle n’osait plus laisser sa fille de 12 ans rentrer seule du collège. « On a l’impression que tout le mal-être de Paris se concentre ici. »
- Augmentation perçue de l’insécurité (même si les chiffres de délinquance globale sont stables)
- Présence massive de personnes en grande précarité autour de l’hôpital
- Dégradation de l’image du quartier, impact sur les commerces
- Sentiment d’abandon des habitants historiques
Le paradoxe est violent : la salle a atteint ses objectifs sanitaires… mais elle concentre aussi tous les problèmes qu’elle était censée diluer.
Que disent les études sérieuses ?
Plusieurs rapports d’évaluation sont tombés ces dernières années. Le dernier en date, particulièrement complet, montre des résultats contrastés :
| Objectif | Résultat Paris |
| Réduction overdoses mortelles dans la salle | 100 % d’efficacité |
| Baisse seringues dans l’espace public | -85 % environ |
| Orientation vers le soin/sevrage | Environ 15 % des usagers |
| Impact sur la délinquance globale | Stable ou légère hausse selon les sources |
| Satisfaction riverains | Très faible |
L’aspect peut-être le plus intéressant ? La salle accueille majoritairement des usagers très précaires, souvent sans domicile, qui n’auraient jamais poussé la porte d’un centre de soins classique. En ça, elle touche une population qu’aucune autre structure n’atteint.
Et maintenant, on fait quoi ?
Plusieurs scénarios se dessinent :
- Fermeture pure et simple le 31 décembre
Conséquence probable : retour massif de la consommation dans la rue et hausse des overdoses. - Prolongation jusqu’en 2027
C’est la solution défendue par les associations et une partie des professionnels de santé. Le temps de trouver une solution pérenne. - Déplacement de la structure
Idée souvent évoquée mais compliquée : aucun autre quartier n’en veut. - Multiplication des petites salles
Modèle défendu par certains experts : plusieurs micro-structures dispersées plutôt qu’un gros point de concentration.
Ce qui est sûr, c’est que le sujet dépasse largement le seul quartier Lariboisière. Il interroge toute notre politique en matière de drogues. Sommes-nous prêts à accepter des dispositifs qui sauvent des vies mais dégradent le cadre de vie d’un quartier ? Ou préfère-t-on le retour à une situation sanitaire dramatique mais moins visible ?
Personnellement, ce qui me frappe le plus dans ce dossier, c’est l’absence totale de solution magique. Peu importe la décision finale, il y aura des perdants. Des vies sauvées d’un côté, des habitants épuisés de l’autre. C’est peut-être ça, le vrai drame : on dirait qu’on est obligés de choisir entre deux formes d’échec.
En attendant, les équipes de la halte soins addictions continuent leur travail. Tous les jours. Sans savoir si, dans quelques semaines, ils devront accueillir leurs patients pour la dernière fois. Ou s’ils auront deux années de répit supplémentaires pour essayer – encore – de faire mieux.
Une chose est certaine : le 1er janvier 2026, le quartier de la gare du Nord ne sera plus tout à fait le même. Pour le meilleur ou pour le pire.
