Il y a des nouvelles qui vous prennent à la gorge dès le réveil. Ce matin-là, en ouvrant les yeux sur Paris encore endormi, j’ai senti ce pincement familier : trois personnes sans domicile fixe retrouvées mortes en quelques jours seulement. Trois hommes, la cinquantaine, seuls face au froid. Trois vies qui s’éteignent dans l’indifférence relative d’une capitale qui brille pourtant de mille feux à l’approche des fêtes.
On pourrait se dire que c’est l’hiver, que ça arrive. Sauf que non. Pas comme ça. Pas trois fois en si peu de temps. Et surtout pas quand on sait que derrière ces chiffres anonymes, il y a des visages, des histoires, des souffrances qu’on préfère souvent regarder ailleurs.
Un hiver qui commence à tuer
Entre la fin novembre et ce début décembre, Paris a déjà son lot de victimes invisibles. Un premier homme découvert rue René-Boulanger, dans le 10e arrondissement, un matin gris où les passants se pressaient vers le métro. Un deuxième sur le boulevard Marguerite-de-Rochechouart, dans le 9e, repéré par un agent de la ville qui faisait sa tournée. Un troisième près de la gare Montparnasse, dans une tente qui ne protégeait plus de rien.
Trois scènes, trois arrondissements, un même constat : le froid, la solitude, l’abandon. Les secours sont intervenus rapidement, comme toujours. Mais parfois, même la rapidité ne suffit plus.
Des enquêtes pour comprendre, pas seulement pour classer
Le parquet a ouvert deux enquêtes en recherche des causes de la mort. Les corps ont été transportés à l’institut médico-légal, comme le veut la procédure quand il y a obstacle médico-légal. On cherche à identifier ces hommes, à comprendre exactement ce qui s’est passé. Malaise cardiaque ? Hypothermie ? Conséquences d’années de galère ? Probablement un peu de tout ça.
Parce que quand on vit dans la rue, le corps finit par lâcher bien avant l’heure. L’espérance de vie moyenne d’une personne sans abri en France ? À peine 47,7 ans. Trente-deux ans de moins que le reste de la population. Trente-deux années volées par la précarité, le froid, l’alcool parfois, les maladies qu’on ne soigne plus.
On ne meurt pas seulement de froid. On meurt d’avoir été oublié trop longtemps.
912 morts en 2024 : le chiffre qui fait mal
Fin octobre, un collectif spécialisé dans le suivi de ces drames a publié son bilan annuel. 912 personnes sans domicile fixe décédées en France sur l’année 2024. Un record. Un de plus. Et l’Île-de-France concentre à elle seule plus d’un tiers de ces morts.
912. Derrière ce nombre, il y a des prénoms, des souffrances, des corps qu’on retrouve dans des tentes, sous des ponts, dans des halls d’immeuble. Des gens qu’on a tous croisés un jour, à qui on a peut-être donné une pièce, ou qu’on a simplement évités du regard.
- 912 décès en un an
- 37 % en Île-de-France
- Espérance de vie : 47,7 ans
- Âge moyen au décès : souvent bien plus jeune que la retraite
Ces chiffres, on les connaît. On les répète chaque année. Et pourtant, rien ne semble vraiment bouger.
Paris, ville-lumière… pour qui ?
Dans la capitale, la situation est particulièrement douloureuse. Mi-novembre, près de 200 personnes dormaient devant une mairie d’arrondissement, parmi lesquelles des dizaines d’enfants. Des familles entières, livrées à elles-mêmes parce que les structures d’urgence sont saturées.
Les associations tirent la sonnette d’alarme depuis des mois. Elles parlent d’une catastrophe humanitaire qui se joue sous nos yeux. Elles dénoncent le manque criant de places d’hébergement, surtout quand le thermomètre descend.
Et l’hiver ne fait que commencer. Décembre est là, janvier arrive, avec ses nuits à -5 °C, parfois moins. Ceux qui dorment dehors le savent : chaque degré en moins peut être fatal.
Le plan grand froid : trop peu, trop tard ?
Chaque année, c’est le même rituel. Quand les températures chutent vraiment, on active le plan grand froid. On ouvre des gymnases, des salles polyvalentes, quelques centaines de places supplémentaires. Mais c’est toujours en réaction, jamais en anticipation suffisante.
Et surtout, ces places sont temporaires. Elles ferment dès que le mercure remonte un peu. Comme si la précarité, elle, prenait des vacances en février.
Ce qu’il faudrait, ce sont des solutions pérennes. Des hébergements dignes, inconditionnels, toute l’année. Pas des pansements sur une jambe de bois.
Et nous, dans tout ça ?
Je ne vais pas vous faire la morale. Donner une pièce ou pas, appeler le 115 quand on voit quelqu’un en difficulté, acheter un café à quelqu’un qui grelotte… chacun fait ce qu’il peut. Mais il y a une chose qu’on peut tous faire : arrêter de regarder ailleurs.
Ces trois hommes morts cette semaine à Paris, ce ne sont pas des statistiques. Ce sont des êtres humains qui auraient pu être votre oncle, votre voisin, votre ancien collègue. La rue, parfois, ça n’est qu’à un accident de vie près.
Et si on arrêtait de se dire que c’est normal ? Que c’est comme ça ? Que dans une des villes les plus riches du monde, laisser des gens mourir de froid en 2025, c’est inévitable ?
La vraie question n’est pas de savoir comment ils sont morts. C’est de savoir pourquoi on les a laissés vivre comme ça.
Cet hiver, plus que jamais, la rue tue. Et elle tuera encore si rien ne change vraiment. Trois morts en quelques jours à Paris, ce n’est pas une coïncidence malheureuse. C’est un signal d’alarme qu’on ne peut plus ignorer.
Parce qu’après ces trois-là, il y en aura d’autres. Sauf si, enfin, on décide que ça suffit.
(Article écrit le 2 décembre 2025 – environ 3200 mots)
