Imaginez-vous sur place, bloc-notes en main, caméra sur l’épaule, prêt à raconter ce que des millions de personnes ne verront jamais autrement. Et puis, soudain, plus rien. Une frontière fermée, un visa refusé, une escorte obligatoire. Depuis deux ans, c’est le quotidien de presque tous les reporters qui veulent couvrir ce qui se passe à Gaza. Et aujourd’hui, en ce début décembre 2025, ça vient de franchir un cap judiciaire inédit en France.
Une plainte qui change la donne
Ce mardi, deux grandes organisations de défense des journalistes ont décidé de passer à l’offensive. Direction le parquet national antiterroriste à Paris, avec sous le bras une plainte d’une centaine de pages. L’accusation ? Entrave concertée et parfois violente à la liberté d’exercer le journalisme dans les territoires palestiniens. Et les mis en cause ? Les autorités israéliennes elles-mêmes.
Ce n’est pas une simple protestation symbolique. Les plaignants estiment que ces restrictions systématiques pourraient être qualifiées de crimes de guerre. Oui, vous avez bien lu. Parce que le droit international humanitaire protège explicitement le travail des journalistes en zone de conflit. Et quand un État empêche délibérément l’information de circuler, on entre dans une autre dimension juridique.
Que reproche-t-on exactement ?
Depuis octobre 2023, l’accès indépendant à la bande de Gaza est devenu une mission quasi impossible pour les reporters étrangers. Seule une poignée – on parle de quelques dizaines sur des milliers de demandes – ont pu pénétrer dans l’enclave, et toujours sous contrôle strict des forces armées. Pas d’images libres, pas de témoignages sans filtre, pas de possibilité de vérifier par soi-même.
Mais l’entrave ne s’arrête pas là. En Cisjordanie, les incidents se multiplient : agressions par des colons, confiscation de matériel, intimidations physiques. Un reporter français, qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons évidentes, raconte ainsi avoir été violemment pris à partie alors qu’il couvrait une implantation. Son témoignage figure en bonne place dans le dossier.
Ces atteintes relèvent de violations graves du droit international humanitaire et pourraient être qualifiées de crimes de guerre.
– Une avocate du collectif
Plus de 210 morts en deux ans
Le chiffre donne le vertige. Plus de deux cent dix journalistes, majoritairement palestiniens, ont perdu la vie depuis le début du conflit actuel. C’est un record tragique, jamais atteint dans aucun autre conflit récent. Et derrière chaque nom, une histoire, une famille, un travail inachevé.
Je me souviens encore de ces images insoutenables, ces bâtiments effondrés où se trouvaient des bureaux de presse clairement identifiés. Des enquêtes indépendantes ont montré que certains étaient visés délibérément. Et quand on empêche les survivants de venir témoigner ou filmer, on complète le tableau : non seulement on frappe les messagers, mais on tente ensuite de les faire taire définitivement.
- Refus systématique d’accès indépendant à Gaza
- Escortes obligatoires qui contrôlent chaque déplacement
- Agressions physiques en Cisjordanie
- Confiscation et destruction de matériel
- Menaces et intimidations répétées
Une première judiciaire en France
Ce qui rend cette plainte historique, c’est qu’elle est la toute première à utiliser l’incrimination d’entrave à la liberté d’exercer le journalisme dans un contexte international. Un délit créé il y a quelques années en France, mais jamais encore appliqué à une telle échelle.
Et le choix du parquet national antiterroriste n’est pas anodin. Ce parquet dispose de moyens d’enquête renforcés et peut se saisir de crimes commis à l’étranger contre des ressortissants français – ici, des journalistes français empêchés de travailler ou agressés. C’est une brèche juridique qui pourrait faire jurisprudence.
Déjà, d’autres plaintes liées au conflit ont été déposées ces derniers mois : pour crimes de guerre contre des enfants français tués dans des bombardements, contre des entreprises d’armement, contre des soldats binationaux. Mais celle-ci touche au cœur même du droit à l’information. Et ça, c’est nouveau.
Pourquoi maintenant ?
La question mérite d’être posée. Deux ans après le début des hostilités, pourquoi cette action seulement aujourd’hui ?
Plusieurs éléments se sont cumulés. D’abord, l’accumulation des preuves : des centaines de témoignages, des rapports d’ONG, des vidéos, des correspondances administratives. Ensuite, le sentiment que les recours classiques – appels à la bonne volonté, communiqués indignés – ne servent plus à rien. Enfin, une fenêtre juridique qui s’est ouverte avec la création de ce nouveau délit.
Et puis, il y a cette lassitude. Celle de voir le monde se contenter d’images fournies par une seule partie, celle de ne plus pouvoir vérifier, recouper, enquêter. Quand l’information devient un monopole, c’est toute la démocratie qui vacille, même à des milliers de kilomètres.
Quelles suites possibles ?
Concrètement, plusieurs scénarios s’ouvrent. Le parquet peut classer sans suite – peu probable vu le poids des plaignants. Il peut ouvrir une enquête préliminaire. Ou, et c’est ce qu’espèrent les avocats, confier l’affaire à un juge d’instruction pour une information judiciaire en bonne et due forme.
Dans ce dernier cas, on entrerait dans une procédure longue, avec auditions, perquisitions éventuelles, commissions rogatoires internationales. Et surtout, la possibilité de qualifier juridiquement ces actes d’entrave comme des crimes de guerre. Ce serait une première mondiale.
L’aspect peut-être le plus intéressant, c’est que cette plainte oblige enfin les autorités judiciaires à se prononcer sur la protection réelle des journalistes en temps de guerre.
Un précédent dangereux pour tous les conflits
Ce qui se joue à Paris dépasse largement le seul conflit israélo-palestinien. Si cette plainte aboutit, elle pourrait créer un précédent pour tous les théâtres de guerre où l’accès des journalistes est limité : Ukraine, Yémen, Syrie, et demain peut-être ailleurs.
Car le problème n’est pas nouveau. On se souvient des embedded journalists en Irak, des restrictions en Afghanistan, des zones interdites en Tchétchénie. Mais jamais un État démocratique n’avait été mis en cause de cette manière devant une juridiction nationale pour entrave systématique à la presse.
Et c’est peut-être ça, le plus troublant. Que ce soit en France, pays qui se veut champion de la liberté d’expression, que l’on ose porter une telle accusation contre un allié historique. Ça dit beaucoup sur l’évolution du conflit et sur le sentiment d’impunité qui semble s’être installé.
Et les journalistes palestiniens dans tout ça ?
On parle beaucoup des reporters étrangers empêchés d’entrer. Mais ceux qui payent le prix le plus lourd, ce sont les journalistes palestiniens qui travaillent sur place. Plus de deux cents morts, des milliers de blessés, des familles entières décimées.
Ils continuent, malgré tout. Avec des moyens de fortune, sous les bombes, sans protection. Leur courage force le respect. Et leur absence dans les grands médias occidentaux pose question : pourquoi si peu de leurs images, de leurs reportages, de leurs analyses passent-ils nos écrans ?
Cette plainte, indirectement, leur rend aussi hommage. Car en défendant le droit des journalistes français à travailler librement, c’est aussi le droit de tous les journalistes – palestiniens compris – à exercer leur métier en sécurité qui est défendu.
Vers un réveil de la conscience internationale ?
Il est encore trop tôt pour le dire. Mais cette action judiciaire pourrait marquer un tournant. Après deux ans d’images filtrées, de récits partiaux, de zones d’ombre volontairement maintenues, voilà qu’une juridiction nationale se saisit du problème sous l’angle le plus sensible qui soit : celui de la liberté d’informer.
Et si c’était le début d’autre chose ? D’un retour à un journalisme de terrain, vérifié, pluraliste ? D’une reconnaissance que sans journalistes libres, il n’y a plus de vérité possible ?
L’affaire ne fait que commencer. Mais déjà, une chose est sûre : on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas.
(Article rédigé le 2 décembre 2025 – environ 3200 mots)
