Imaginez-vous un instant : vous êtes dans une salle des ventes bondée, l’air est électrique, le commissaire-priseur scande les enchères… et puis, patatras, le marteau ne tombe pas. L’objet star, une pièce unique estimée à plusieurs centaines de milliers d’euros, retourne sagement dans son carton. Frustration générale. Et pourtant, deux semaines plus tard, la transaction a bel et bien lieu. En douce. C’est exactement ce qui vient d’arriver avec une planche légendaire de Tintin.
Je dois vous avouer que ces histoires de ventes « after sale » m’ont toujours fasciné. On croit tout connaître du grand cirque des enchères, mais en réalité une bonne partie du marché de l’art se joue en coulisses, loin des projecteurs. Et quand il s’agit d’Hergé, la passion dépasse souvent la simple logique financière.
Quand les Dupondt font fondre un collectionneur
Tout commence le 19 novembre dernier à Neuilly-sur-Seine. Une vacation dédiée à la bande dessinée met en lumière plusieurs pépites : une demi-planche d’Astérix signée Uderzo, des œuvres de Tardi ou Druillet… Mais le véritable joyau, c’est elle qui fait battre le cœur des tintinophiles, c’est cette grande planche tirée de la version 1950 de Tintin au pays de l’or noir.
Pourquoi 1950 ? Parce que l’album avait d’abord été prépublié en 1939-1940, interrompu par la guerre, puis profondément remanié après 1945. Hergé y supprime les références à la Palestine sous mandat britannique et redessine de nombreuses cases. La version que nous connaissons tous date donc de 1950, et les planches de cette époque sont extrêmement rares sur le marché.
Celle-ci a un pedigree en or : elle a appartenu à Jacques Topor, figure culte du milieu, dessinateur génial et surtout l’un des tous premiers grands collectionneurs de bandes dessinées originales dès les années 1960. Quand un objet réunit rareté historique, provenance irréprochable et séquence culte, on comprend vite pourquoi l’estimation oscillait entre 300 000 et 500 000 euros.
Le jour J : le marteau reste en suspens
Le jour de la vente, l’ambiance est là. Les téléphones sonnent, les ordres d’achat affluent. Pourtant, au moment décisif, le prix de réserve fixé par le vendeur n’est pas atteint. Vous savez, ce seuil secret en dessous duquel le propriétaire préfère garder son bien plutôt que brader un morceau de patrimoine.
Résultat ? La planche est déclarée « invendue » et repart dans son carton sous les regards déçus. À ce moment-là, beaucoup pensent que l’histoire s’arrête là. Erreur. Dans le petit monde des grandes maisons de ventes, c’est souvent maintenant que le vrai jeu commence.
L’« after sale » ou l’art de la négociation discrète
Peu de gens le savent, mais la majorité des maisons sérieuses acceptent les propositions après la vacation. On appelle ça la vente « after sale ». Un acheteur intéressé peut se manifester directement auprès du département concerné, et des négociations s’engagent alors entre le vendeur et lui, avec la maison de ventes en intermédiaire.
« Nous jouons pleinement notre rôle de conseil et d’intermédiaire. Parfois il faut simplement un peu plus de temps pour que chacun fasse un pas vers l’autre », confie une spécialiste du marché qui a suivi le dossier de près.
Dans le cas de cette planche, il aura fallu exactement quinze jours. Quinze jours de discussions feutrées, d’allers-retours, de propositions, de vérifications d’authenticité complémentaires (même si tout était déjà nickel). Finalement, l’accord tombe à 300 000 euros – soit le bas de l’estimation initiale, mais un prix que le vendeur accepte après réflexion.
La case qui a fait basculer la décision
Ce qui est savoureux, c’est la raison profonde qui a poussé l’acquéreur à aller jusqu’au bout. Ce n’est pas seulement la rareté ou la provenance. Non. C’est une case précise, la dernière de la planche : les Dupondt, fidèle à leur réputation, se prennent les pieds dans un tapis et s’étalent de tout leur long dans une chorégraphie burlesque parfaite.
D’après un témoin des négociations, l’acheteur – un grand collectionneur privé, tintinophile depuis l’enfance – aurait littéralement eu les larmes aux yeux devant cette case. « C’est toute mon enfance, toute la malice d’Hergé résumée en six vignettes », aurait-il murmuré. Quand la passion parle plus fort que le portefeuille, même à 300 000 euros, on signe.
Le marché des planches d’Hergé en quelques chiffres
Pour ceux qui découvriraient ce marché, voici un petit tour d’horizon qui donne le vertige :
- Record absolu : la couverture de Tintin en Amérique (1932) vendue 3,1 millions d’euros en 2024
- Une double planche du Sceptre d’Ottokar a dépassé 2 millions d’euros
- Les planches en noir et blanc des années 1940-1950 se négocient généralement entre 200 000 et 800 000 euros
- Les cases avec Tintin, Milou ou le capitaine Haddock en gros plan partent plus cher que celles avec seulement les seconds rôles
- Les versions censurées ou pré-1950 sont particulièrement recherchées
Dans ce contexte, 300 000 euros pour une planche complète de 1950 comportant les Dupondt en pleine action apparaît presque… raisonnable. Enfin, tout est relatif.
Pourquoi certaines ventes se font-elles en privé ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, certains collectionneurs détestent la lumière. Ils préfèrent rester anonymes et éviter la surenchère publique. Ensuite, le vendeur peut avoir fixé un prix de réserve trop ambitieux ; en salle, la pression psychologique joue et les acheteurs hésitent à se découvrir trop vite. Enfin, le système de l’« after sale » permet à chacun de sauver la face : le vendeur ne « brade » pas en public, l’acheteur obtient parfois un petit geste.
C’est un peu comme au poker : parfois, le vrai coup se joue après que les caméras sont éteintes.
Et maintenant, où est cette planche ?
L’heureux propriétaire – dont l’identité reste confidentielle – l’aurait déjà fait encadrer sous verre anti-UV et climatisé. Elle rejoindra une collection privée déjà riche de plusieurs dizaines d’originaux d’Hergé. Certains murmurent qu’elle pourrait un jour réapparaître dans une exposition temporaire, mais pour l’instant, elle disparaît dans le saint des saints d’un passionné.
Ce qui est sûr, c’est que dans vingt ou trente ans, quand elle remontera sur le marché, elle vaudra probablement le double. Le temps joue toujours en faveur des plus belles pièces du maître de la ligne claire.
Alors la prochaine fois que vous verrez une œuvre « invendue » dans une vente aux enchères, ne vous dites pas que c’est fini. Souvent, c’est juste le début d’une autre histoire. Une histoire plus discrète, plus humaine, et parfois bien plus romanesque.
Parce qu’au fond, derrière chaque planche à 300 000 euros, il y a toujours un enfant qui a rêvé devant les aventures de Tintin… et qui a fini par pouvoir se l’offrir.
