Imaginez la scène : un commissariat parisien, tard le soir, des néons blafards, et une dizaine de policiers en tenue anti-émeute, visages masqués par leurs cagoules, qui prennent la pose comme après un match. Mais au lieu d’un ballon, ils tiennent une grande banderole noire saisie quelques heures plus tôt lors d’une manifestation contre les violences sexuelles. Et cette banderole, ils la tiennent délibérément à l’envers. Le message « Antifa Féministes contre la transphobie – le racisme » se retrouve tête en bas. Sourire invisible, mais attitude on ne peut plus claire.
Quand la photo a tourné sur les réseaux vendredi soir, ça a été l’incendie immédiat. En quelques heures, elle est devenue le symbole parfait de tout ce qui cloche, selon certains, dans la relation entre une partie des forces de l’ordre et les mouvements progressistes. Et franchement, on comprend pourquoi ça choque.
Une photo qui tombe au pire moment
Le 22 novembre dernier, des dizaines de milliers de personnes défilaient à Paris et en France pour dire stop aux violences sexistes et sexuelles. C’était la grande mobilisation annuelle autour du 25 novembre, journée internationale contre les violences faites aux femmes. Ambiance tendue en fin de cortège, quelques groupes radicaux, affrontements habituels place de la République, gaz lacrymo, banderoles arrachées… Rien de très nouveau, hélas.
Mais cette année, une image a franchi un cap. Tenir une banderole saisie à l’envers, c’est un geste que l’on voit souvent dans les stades entre supporters rivaux. Les hooligans adorent ça : exhiber l’écharpe ou la bâche de l’adversaire retourné, c’est la preuve ultime d’humiliation. Voir des fonctionnaires de police reprendre exactement ce code, en uniforme et dans les locaux de la République, ça pose un sérieux problème d’image.
« S’afficher encagoulés avec le matériel ennemi retourné, c’est une pratique très connue des milieux hooligans. »
Observation partagée par de nombreux commentateurs sur les réseaux
Et là, le mot « ennemi » prend tout son poids. Parce que pour ces agents, les militantes féministes et antiracistes semblent être devenus… l’adversaire. Pas juste des manifestants un peu chauds, non : l’ennemi à abattre symboliquement.
La réaction immédiate de la hiérarchie
Samedi matin, la préfecture de police a réagi dans l’urgence. Communiqué laconique : une enquête administrative est ouverte dès vendredi soir, dès la publication de la photo. On nous promet que « les faits seront établis et les responsabilités individuelles déterminées ». Traduction : on va essayer de retrouver qui a pris la photo, qui a participé, et probablement quelques sanctions disciplinaires à la clé.
Mais soyons honnêtes : tout le monde sait que ce genre d’enquête interne finit souvent par un rappel à l’ordre collectif et deux ou trois jours de suspension pour les plus identifiables. Rien qui ne remette vraiment en cause la culture interne.
Un fossé qui se creuse depuis des années
Cette photo ne sort pas de nulle part. Elle est l’aboutissement d’une dégradation lente mais constante de la relation entre police et certains mouvements de gauche radicale depuis 2016 et les premières manifs contre la loi Travail. À l’époque déjà, certains syndicats policiers n’hésitaient pas à parler des manifestants comme d’« ennemis intérieurs ».
Puis il y a eu les Gilets jaunes. Les images de violences policières, les enquêtes de l’IGPN qui s’accumulent, les condamnations pour mensonges ou violences illégitimes… Le ressentiment est monté des deux côtés. Et quand on ajoute à cela la montée en puissance des discours identitaires à l’extrême droite dans certains commissariats et brigades – oui, ça existe, même si on préfère ne pas en parler –, on comprend mieux comment on en arrive là.
- 2016-2018 : premiers slogans « suicidez-vous » lancés contre les forces de l’ordre par certains black blocs
- 2018-2020 : explosion des blessures graves lors des manifestations Gilets jaunes
- 2020-2023 : loi Sécurité globale, polémique sur les violences policières, dissolution de certains collectifs antifascistes
- 2023-2025 : radicalisation des deux côtés et perte totale de confiance
Au final, on se retrouve avec des policiers qui ne se sentent plus protégés par leur hiérarchie ni compris par la société, et des militants qui voient dans chaque uniforme une menace. La photo de la banderole à l’envers, c’est juste la partie visible de cet iceberg.
Les politiques s’en mêlent (comme toujours)
Évidemment, l’opposition de gauche n’a pas raté l’occasion. Jean-Luc Mélenchon parle d’un « danger pour les femmes » et fustige le silence de la hiérarchie. Les écologistes évoquent des « codes de miliciens ». À droite, on minimise : « une bêtise de fin de service », « il ne faut pas faire de généralités ».
Personnellement, je trouve que les deux ont raison et tort à la fois. Oui, c’est une bêtise grave, un manque de professionnalisme flagrant. Non, on ne peut pas dire que tous les policiers pensent comme ça. Mais quand même… quand ce genre d’image sort sans que personne dans le groupe ne dise « les gars, on efface, c’est trop chaud », c’est qu’il y a un vrai problème de culture collective.
« Non contents de se comporter comme de vulgaires hooligans, ces policiers adoptent les codes de miliciens. »
Un député écologiste parisien
Et les féministes dans tout ça ?
Ce qui me frappe le plus, c’est le timing. On est en pleine semaine de mobilisation contre les féminicides – plus de 100 femmes tuées par leur conjoint ou ex en 2024, record tragique. Et là, des agents censés protéger tout le monde se moquent ouvertement d’une banderole qui dénonce la transphobie et le racisme en plus des violences sexistes.
C’est d’une ironie cruelle. Les mêmes qui sont en première ligne pour intervenir sur des violences conjugales se permettent de ridiculiser celles et ceux qui luttent contre ces violences en dehors des institutions. Ça donne l’impression d’un corps policier complètement déconnecté d’une partie de la population qu’il est censé servir.
Que va-t-il se passer maintenant ?
L’enquête administrative va suivre son cours. Probablement quelques sanctions légères, une note de service rappelant que « les trophées de manifestation ne sont pas autorisés dans les locaux », et on passera à autre chose. Jusqu’à la prochaine polémique.
Mais le mal est fait. Cette photo va rester. Elle va nourrir tous les discours sur la « police politique », sur le dérapage des forces de l’ordre. Et surtout, elle va renforcer le sentiment d’impunité chez certains agents et de méfiance chez beaucoup de citoyens.
Ce dont on aurait besoin, ce serait d’une vraie réflexion de fond sur la formation, le recrutement, le suivi psychologique, la déontologie. Pas juste une énième enquête qui finira dans un tiroir. Mais ça, j’ai peur qu’on l’attende encore longtemps.
Parce qu’au final, cette banderole tenue à l’envers, c’est peut-être le reflet le plus brut de l’état de notre société en 2025 : profondément clivée, où même ceux qui sont censés être neutres choisissent leur camp. Et ça, c’est ce qu’il y a de plus inquiétant.
(Article écrit le 29 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
