Vous souvenez-vous de l’époque où l’on parlait encore d’« accueil inconditionnel » en Europe ? Moi oui. C’était il y a quelques années à peine, et pourtant ça paraît déjà appartenir à une autre ère. Cette semaine, quelque chose a basculé pour de bon à Bruxelles. L’Union européenne vient de franchir un cap que beaucoup pensaient impossible : utiliser son immense poids commercial pour forcer les pays d’origine à reprendre leurs ressortissants en situation irrégulière. Autrement dit, on lie désormais visas, aides et contrats à la coopération sur les expulsions. C’est du jamais-vu.
Et franchement, quand on voit les chiffres – plus de 500 000 ordres de quitter le territoire exécutés à peine à 20 % l’an dernier – on comprend pourquoi les capitales en ont ras-le-bol. Mais passons aux détails, parce que ce qui se joue là est bien plus profond qu’une simple mesure technique.
Le commerce comme arme diplomatique : l’idée qui change tout
Lundi 1er décembre, les institutions européennes se sont mises d’accord sur un principe qui va faire date. Désormais, les avantages commerciaux (accès préférentiel au marché unique, baisse des droits de douane, quotas d’exportation) pourront être conditionnés explicitement à la coopération des pays tiers sur les retours forcés. En clair : tu ne reprends pas tes nationaux ? Tu paies plus cher tes tomates ou ton acier ou ton textile pour entrer en Europe.
C’est brutal, c’est direct, et ça marche déjà ailleurs. L’Italie de Giorgia Meloni a montré la voie avec la Tunisie l’année dernière : un gros chèque européen contre un contrôle des départs et acceptation des retours. Résultat ? Les arrivées via Lampedusa ont chuté de plus de 60 % en un an. Preuve que l’argent parle plus que les belles déclarations.
« On ne peut plus se permettre d’être le seul continent à jouer les bons samaritains pendant que les autres ferment leurs portes. »
Un haut fonctionnaire européen, sous couvert d’anonymat
Ce qui est fascinant, c’est que ce mécanisme ne sort pas de nulle part. Il découle directement du nouveau Pacte sur la migration et l’asile adopté au printemps 2024, mais là on passe à la vitesse supérieure. On ne parle plus seulement de solidarité entre États membres ; on parle de levier externe. Et ce levier, c’est l’économie.
Comment ça va fonctionner concrètement ?
Le système est en train d’être peaufiné, mais voilà les grandes lignes qui circulent dans les couloirs bruxellois :
- Évaluation annuelle de chaque pays tiers sur sa « coopération migratoire » (taux de réadmission, délivrance de laissez-passer consulaires, etc.)
- Notation de A (excellente) à E (catastrophique)
- En cas de note basse : réduction des préférences tarifaires, limitation des visas de travail ou d’études, gel partiel de l’aide au développement
- En cas de note haute : bonus commerciaux, facilitation des visas, augmentation des quotas d’exportation
Autrement dit, la carotte et le bâton, version XXIe siècle.
J’ai discuté avec un diplomate d’un grand pays membre. Il m’a confié, café à la main : « On a mis vingt ans à comprendre que les discours moraux ne servaient à rien face à des États qui ont leurs propres intérêts. Aujourd’hui on parle enfin le même langage : celui de l’argent et du rapport de force. »
Les pays déjà dans le viseur
Certains pays savent déjà qu’ils vont trinquer. Le Bangladesh, le Pakistan, l’Irak ou encore la Gambie figurent parmi les plus récalcitrants à reprendre leurs ressortissants. Résultat ? Leurs textiles ou leurs crevettes pourraient bientôt coûter beaucoup plus cher sur le marché européen.
À l’inverse, le Maroc, la Tunisie ou la Mauritanie, qui coopèrent déjà activement, pourraient voir leurs agrumes ou leurs phosphates ou pêche entrer encore plus facilement.
Et puis il y a les cas « sensibles ». L’Inde, par exemple. Géant économique, partenaire stratégique, mais très mauvaise élève sur les retours. Va-t-on vraiment lui taper sur les doigts alors qu’on a besoin d’elle face à la Chine ? C’est tout l’art du dosage qui va se jouer dans les mois à venir.
Et les droits de l’homme dans tout ça ?
Évidemment, la question brûle les lèvres. Peut-on vraiment faire chanter des pays pauvres avec notre portefeuille sans tomber dans le chantage immoral ?
Les ONG hurlent au « néocolonialisme ». Certaines parlent même de « violation du droit international ». Mais dans les faits, le droit international n’interdit pas de conditionner des avantages commerciaux à des contreparties. C’est déjà ce qu’on fait avec les clauses environnementales ou sociales dans les accords de libre-échange.
Et soyons honnêtes : quand un pays refuse systématiquement de reprendre ses propres nationaux, même identifiés et déboutés du droit d’asile, il se met lui-même hors jeu. L’Europe a bien le droit de se défendre.
« On ne demande pas à ces pays de violer les droits de l’homme. On leur demande simplement de respecter leurs obligations internationales les plus élémentaires : reprendre leurs citoyens. »
Un négociateur européen
Ce qui va suivre : le calendrier explosif
Le texte doit encore être formellement adopté, mais c’est une formalité. Dès le premier semestre 2026, les premières évaluations seront lancées. Et dès 2027, les premières sanctions commerciales pourraient tomber.
En parallèle, d’autres chantiers avancent à toute vitesse :
- Renforcement de Frontex (objectif 15 000 garde-frontières d’ici 2028)
- Déploiement de systèmes biométriques aux frontières extérieures
- Création de « centres de retour » dans certains pays tiers
- Harmonisation des procédures d’asile (délais maximum 12 semaines)
On est clairement dans une logique de forteresse Europe 2.0. Plus intelligente, plus discrète, mais bien plus efficace que les barbelés d’antan.
Et le plus impressionnant ? C’est que ce durcissement se fait avec l’adhésion d’une majorité d’États membres, y compris ceux traditionnellement pro-accueil comme l’Allemagne ou la Suède, qui ont radicalement changé de position après les vagues de 2022-2024.
Et la France dans tout ça ?
Paris pousse très fort dans cette direction depuis deux ans. Le gouvernement a fait du taux d’exécution des OQTF (obligations de quitter le territoire français) une priorité absolue. Objectif affiché : passer de 12 % à 50 % d’ici la fin du quinquennat.
Et avec ces nouveaux outils européens, on va enfin avoir les moyens de nos ambitions. Parce que sans coopération des pays d’origine, on tournait en rond. Là, on leur met le couteau sous la gorge – économiquement parlant.
Je terminerai sur une note personnelle. J’ai couvert les questions migratoires pendant plus de dix ans. J’ai vu les espoirs déçus, les promesses non tenues, les drames en Méditerranée. Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai l’impression qu’on passe des mots aux actes. Est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est moral ? Chacun se fera son opinion. Mais une chose est sûre : l’Europe vient d’entrer dans une nouvelle ère de sa politique migratoire. Et elle ne fera pas demi-tour.
À suivre de très près dans les prochains mois. Parce que ce qui se joue là, ce n’est rien de moins que l’avenir de nos frontières et de notre modèle de société.
