Imaginez disparaître un matin ordinaire, sans laisser de trace. Quatre années plus tard, vous franchissez enfin la porte d’une prison, vivant, mais plus vraiment le même. C’est ce qu’a vécu Iyad, 32 ans aujourd’hui, originaire de Hama, cette ville qui porte encore les cicatrices des révoltes écrasées dans le sang.
Quand les portes des geôles se sont ouvertes, le 8 décembre 2024, des milliers de Syriens ont retrouvé l’air libre. Parmi eux, Iyad. J’ai eu la chance de le rencontrer récemment à Damas. Il accepte de parler, pour la première fois, de ce qu’il a enduré. Et franchement, écouter son récit vous retourne.
Quatre ans réduits à un simple matricule
Dès les premières minutes, une phrase revient, comme un refrain douloureux :
« En prison, tu n’es même plus un nom. Tu es à peine un chiffre. »
Iyad, 32 ans
Arrêté en 2020 pour « atteinte à la sécurité de l’État » – une accusation fourre-tout qui pouvait toucher n’importe qui –, Iyad a d’abord été conduit dans une branche de la sécurité connue pour sa brutalité. Puis direction Sednaya, ce complexe militaire au nord de Damas que les ONG qualifient de « l’abattoir humain ».
Il décrit des cellules où l’on entasse parfois 80 personnes dans 20 mètres carrés. Pas de lit, juste le sol en béton. Les repas ? Une olive et un bout de pain par jour, parfois rien. Les interrogatoires ? Des séances de torture quotidiennes pendant les premiers mois.
La torture, un système bien rodé
Iyad ne rentre pas dans les détails macabres – il dit qu’il ne veut pas revivre ça en parlant. Mais il lâche quelques images qui suffisent :
- Le « pneu » : on vous plie en deux à l’intérieur d’un pneu de camion et on frappe.
- Le « tapis volant » : attaché sur une planche, on vous soulève et on vous laisse retomber.
- Les coups de câble électrique sur la plante des pieds jusqu’à ce que vous ne puissiez plus marcher.
- Les simulations d’exécution pour briser le moral.
« Le pire, ce n’était pas toujours la douleur physique », confie-t-il en tirant lentement sur sa cigarette. « Le pire, c’était de savoir que ta famille te croyait mort. Qu’ils pleuraient peut-être déjà sur ta tombe. »
Sa mère et ses frères n’ont reçu aucune nouvelle pendant près de quatre ans. Comme des dizaines de milliers d’autres familles syriennes.
8 décembre 2024 : la porte s’ouvre enfin
Ce jour-là reste gravé. Les gardiens paniqués, les clés qui claquent, les cris dans les couloirs. Les prisonniers n’y croient pas d’abord. Puis les portes s’ouvrent. La lumière du jour fait mal aux yeux.
Iyad sort parmi les premiers. Il pèse 48 kilos. Il ne reconnaît plus son propre reflet. Il marche dans Damas comme un fantôme, cherchant un visage familier. Il finira par retrouver sa famille, qui le croyait disparu à jamais.
Mais la joie des retrouvailles est vite rattrapée par la réalité.
Revenir, oui… mais à quelle vie ?
Aujourd’hui, Iyad vit dans une petite pièce prêtée par un cousin, dans un quartier populaire de Damas. Pas de travail stable, pas d’économies, sa maison à Hama a été pillée et squattée. Son ancien métier d’artisan ? Oublié, les gestes ne reviennent pas comme ça.
« Tout a été volé : mes années, ma santé, ma maison, mon avenir. On me rend la liberté, mais on ne me rend pas ma vie. »
Il sort peu. Les foules l’angoissent. Le bruit des klaxons le fait sursauter. Les cauchemars sont quotidiens. Il dort mal, fume trop, boit parfois trop de café pour rester éveillé et éviter les rêves.
Et pourtant, dans ses yeux, il reste une forme de douceur. Il sourit quand il parle de sa nièce qui l’a reconnu tout de suite malgré les années. Il rit même, parfois, d’un rire rauque mais sincère.
Un pays qui panse ses plaies en même temps que ses enfants
La Syrie d’aujourd’hui ressemble un peu à Iyad : libérée, mais profondément abîmée. Les prisons se vident, mais les traumatismes, eux, restent. Les associations de soutien psychologique sont débordées. Les dossiers de justice transitionnelle s’empilent. Et l’économie, ravagée, ne permet pas à beaucoup de retrouver un emploi digne.
Des ONG estiment que plus de 130 000 personnes restent portées disparues. Certaines sont mortes sous la torture, d’autres croupissent encore dans des geôles oubliées. Chaque semaine apporte son lot de nouvelles fosses communes découvertes.
Pourtant, il y a aussi des lueurs. Des commissions vérité commencent à travailler. Des anciens détenus témoignent, brisant le silence. Des familles retrouvent enfin un corps à enterrer.
Et demain ?
Iyad, lui, ne sait pas trop. Il veut « juste vivre normalement », dit-il. Retrouver un travail, refaire des papiers, peut-être un jour fonder une famille. Des choses simples qui paraissent immenses quand on sort de l’enfer.
Il ne parle pas de vengeance. Il parle de mémoire. « Il faut que les gens sachent ce qui s’est passé. Pas pour haïr, mais pour que ça n’arrive plus jamais. »
En le quittant, je me dis que des milliers d’Iyad marchent aujourd’hui dans les rues de Syrie. Des survivants qui portent en eux une histoire que personne ne devrait avoir à raconter. Leur présence discrète est peut-être la plus belle réponse à ceux qui ont voulu les effacer.
Parce qu’ils sont là. Vivants. Debout. Et c’est déjà une forme de victoire immense.
(Note : ce témoignage a été recueilli en octobre 2025 à Damas. Le prénom a été conservé à la demande d’Iyad qui souhaite que son histoire soit connue. Pour des raisons de sécurité, certains détails ont été volontairement floutés.)
