Il y a des histoires qu’on préférerait ne jamais avoir à raconter. Pourtant, elles existent, tapies dans les recoins sombres de la capitale, là où la lumière des réverbères peine à percer la nuit. Cet été 2024, trois femmes d’origine chinoise qui exerçaient la prostitution ont été tuées à Paris en l’espace de quelques semaines seulement. Trois vies brisées, trois visages défigurés par la haine ou la folie de clients devenus bourreaux. Et derrière ces faits divers glaçants, une réalité bien plus large : une violence qui semble s’intensifier, presque banalisée.
Je ne vais pas vous assommer tout de suite avec des chiffres. On en parlera. Mais d’abord, essayez d’imaginer : une femme seule dans un petit appartement, un homme qui frappe à la porte, l’argent qui change de main, puis soudain la situation qui bascule. Ce n’est pas un film. C’est la vie – ou la mort – de centaines de femmes dans certains quartiers parisiens.
Une vague de violence qui n’est pas nouvelle, mais qui s’aggrave
Depuis plusieurs années déjà, les associations qui accompagnent les travailleuses du sexe d’origine chinoise tirent la sonnette d’alarme. Les signalements s’accumulent : vols avec violence, viols sous la menace d’une arme, extorsions répétées, passages à tabac. Ce qui a changé récemment, c’est l’extrême gravité des faits. On ne parle plus seulement de blessures. On parle de morts.
Juillet 2024. Dans le 15e arrondissement, une femme de 38 ans est retrouvée sans vie, le visage méconnaissable. L’auteur présumé aurait utilisé des haltères pour frapper, encore et encore. Quelques jours plus tard, deux autres corps. Le 13e, puis le 11e. Trois affaires distinctes, trois femmes qui ne se connaissaient probablement pas, mais qui partageaient la même vulnérabilité.
« Toute la communauté était sous le choc. Beaucoup ont arrêté de travailler pendant plusieurs semaines, par peur. »
– Une coordinatrice d’association d’entraide
Pourquoi elles ? Les mécanismes d’une violence ciblée
La question revient sans cesse : pourquoi elles, spécifiquement ? La réponse est cruelle, mais limpide. Beaucoup de ces femmes arrivent en France avec une dette colossale contractée auprès de passeurs. Elles doivent rembourser des sommes astronomiques – parfois 30 000, 40 000 euros – et n’ont souvent ni papiers, ni maîtrise du français. Porter plainte ? Presque impensable.
Les clients violents le savent. Ou du moins, ils le devinent. Une femme qui ne parlera pas, qui ne dénoncera pas, qui disparaîtra dans l’ombre si on la menace suffisamment. C’est une proie idéale pour les prédateurs. Et quand la violence reste impunie, elle se répète. C’est une mécanique aussi simple qu’effroyable.
- Absence de papiers = peur de l’expulsion
- Manque de français = difficulté à demander de l’aide
- Pression financière énorme = obligation de continuer malgré le danger
- Silence communautaire = les agressions restent invisibles
Résultat : certains clients se sentent tout permis. Un vol de 50 euros qui tourne mal, une passe refusée, une jalousie mal placée… et la situation dégénère. Parfois jusqu’à la mort.
Des quartiers entiers transformés en zones de non-droit la nuit
Belleville, Strasbourg-Saint-Denis, certains coins du 13e ou du 20e… Ces quartiers ne dorment jamais vraiment. Dès la tombée de la nuit, les trottoirs se remplissent de femmes qui attendent, discrètes, souvent âgées de 30 à 50 ans. Beaucoup viennent du nord-est de la Chine. Elles ont laissé enfants et famille là-bas, avec la promesse de revenir riches. La réalité est bien différente.
Dans ces rues, la loi de 2016 qui pénalise les clients a eu des effets paradoxaux. D’un côté, elle a poussé la prostitution dans les appartements, donc hors de vue. De l’autre, elle a renforcé le sentiment d’impunité de certains clients : « de toute façon, elles ne peuvent rien dire ».
Et puis il y a l’alcool, la drogue, la misère sociale de certains clients. Un cocktail explosif. J’ai discuté avec des travailleurs sociaux qui patrouillent la nuit : ils racontent des scènes hallucinantes. Des hommes qui reviennent plusieurs fois harceler la même femme. D’autres qui filment, menacent de diffuser les vidéos en Chine pour détruire la réputation familiale. Du chantage 2.0, en quelque sorte.
Les associations : un travail de fourmi dans l’urgence
Face à cela, quelques structures tentent de faire rempart. Les Roses d’acier, notamment, une association créée par et pour les travailleuses du sexe chinoises. Elles distribuent des préservatifs, des numéros d’urgence, forment à reconnaître les clients dangereux. Elles ont même mis en place un système d’alerte par WeChat : quand une femme sent que ça tourne mal, elle peut prévenir les autres en quelques secondes.
« On leur dit : si un client insiste pour enlever le préservatif, s’il veut aller dans une autre pièce, s’il pose trop de questions personnelles… partez. Tout de suite. »
Mais elles manquent cruellement de moyens. Quelques bénévoles, un local minuscule, un budget ric-rac. Et surtout, elles doivent composer avec la méfiance : beaucoup de femmes refusent de donner leur vrai nom, leur adresse exacte. La peur est trop grande.
Et la police dans tout ça ?
C’est le grand point noir. La majorité des victimes ne portent jamais plainte. Quand elles le font, c’est souvent trop tard ou les preuves manquent. Les enquêtes sont complexes : pas de témoins, des appartements loués sous faux noms, des clients qui paient en espèces et disparaissent.
Pourtant, certains policiers spécialisés font un travail remarquable. Ils connaissent les quartiers, parlent parfois un peu chinois, ont créé des liens de confiance avec certaines associations. Mais ils sont peu nombreux. Et face à l’ampleur du phénomène, on a parfois l’impression qu’ils luttent avec un lance-pierre contre un tank.
Il y a aussi la question des priorités policières. Entre terrorisme, trafics de drogue, violences urbaines… la prostitution passe souvent au second plan. Surtout quand les victimes elles-mêmes évitent les commissariats.
Que faire ? Des pistes concrètes, mais compliquées
On ne va pas se mentir : la solution miracle n’existe pas. Mais plusieurs pistes reviennent régulièrement :
- Créer des lieux d’accueil sécurisés où porter plainte anonymement
- Développer des unités spécialisées dans les violences contre les TDS
- Renforcer les moyens des associations de terrain
- Former davantage les policiers aux spécificités culturelles
- Penser des alternatives économiques pour celles qui veulent sortir
Certains pays, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, ont opté pour une régulation plus souple avec des zones dédiées et un encadrement strict. En France, le débat est explosé dès qu’on l’effleure. Pourtant, quand trois femmes meurent en un mois, on est en droit de se demander si le modèle actuel protège vraiment celles qu’il prétend sauver.
Ce qui est sûr, c’est que tant que ces femmes resteront dans l’ombre, sans droits, sans voix, sans protection réelle, la violence continuera. Et d’autres drames surviendront. Peut-être pas demain. Peut-être pas la semaine prochaine. Mais ils surviendront.
En écrivant ces lignes, j’ai repensé à cette phrase d’une travailleuse sociale : « Elles ne demandent pas la charité. Elles demandent juste qu’on arrête de les tuer. » Difficile de dire les choses plus simplement. Ou plus cruellement juste.
Si vous croisez ces femmes dans la rue, peut-être que maintenant vous les regarderez différemment. Pas avec pitié. Juste avec un peu plus d’humanité. Elles n’ont pas choisi cette vie par plaisir. Elles la subissent, jour après jour, en espérant simplement rentrer vivantes chez elles. Parfois, même ça, c’est trop demander.
