Imaginez-vous arriver au travail un matin ordinaire, dans un petit centre médico-psychologique niché dans une maison créole, et ne jamais en ressortir vivant. C’est ce qui est arrivé début décembre en Guadeloupe à un psychiatre respecté de 67 ans, tué à l’arme blanche par un patient de 48 ans qu’il suivait depuis des années. Un drame qui glace le sang et qui, deux semaines plus tard, pousse encore des centaines de soignants à descendre dans la rue.
Je ne vous cache pas que cette histoire m’a retourné. On parle beaucoup de violence en milieu hospitalier, mais là, on touche le cœur même d’une spécialité déjà fragile : la psychiatrie de proximité. Et quand ça se passe dans un territoire où la santé mentale est déjà un parcours du combattant, la colère est d’autant plus vive.
Une marche blanche qui en dit long sur la peur quotidienne
Ils étaient une centaine, peut-être plus, vêtus de blanc de la tête aux pieds. Infirmiers, médecins, aides-soignants, cadres… Tous ont marché entre Pointe-à-Pitre et Les Abymes sous un soleil de plomb qui a fini par céder la place à une pluie tropicale. Pancartes jaunes autour du cou, slogans en français et en créole : « Travailler en sécurité, sé sa nou vlé ! » Ce n’était pas seulement un hommage. C’était un cri.
« Il nous manque terriblement. Je suis en colère contre tout : contre l’acte, contre le sentiment d’insécurité permanent qu’on traîne comme un boulet. »
– Un infirmier qui travaillait dans le même secteur que la victime
Et cette colère, elle ne date pas d’hier. Elle couve depuis des années.
Des locaux qui ne sont plus adaptés depuis longtemps
Le drame s’est produit dans un centre médico-psychologique installé dans une maison individuelle. Le genre d’endroit chaleureux sur le papier, mais qui devient un piège quand un patient bascule dans la violence. Pas d’issue de secours digne de ce nom. Des couloirs étroits. Des bureaux minuscules où la distance de sécurité n’existe plus.
Un infirmier d’une équipe mobile de désescalade l’explique sans détour : « On reçoit des gens en crise dans des maisons créoles. C’est humain, c’est proche… mais c’est dangereux. » Proximité oui, mais à quel prix ? Quand la relation thérapeutique tourne mal, il n’y a souvent nulle part où fuir.
- Bureaux sans deuxième sortie
- Couloirs trop étroits pour s’échapper rapidement
- Absence de vitres de protection ou de boutons d’alarme efficaces
- Effectifs souvent réduits à deux ou trois personnes sur place
- Patients parfois en crise aiguë reçus sans présence sécuritaire renforcée
Ces problèmes, on les connaît depuis des années. Des rapports ont été écrits. Des alertes lancées. Mais visiblement, il a fallu un mort pour que ça remonte vraiment au premier plan.
Le traumatisme des collègues qui étaient sur place
Ceux qui étaient présents ce jour-là n’ont pas repris le travail. Certains ne savent même pas s’ils reprendront un jour. Une agente de service hospitalier venue soutenir ses collègues raconte, la voix brisée : « Ils sont détruits. On est tous détruits. »
Et le pire, c’est que beaucoup disent : « Ça aurait pu être n’importe lequel d’entre nous. » Parce que les agressions verbales, les menaces, les coups parfois, ça fait partie du quotidien dans certains services. Mais là, on a franchi un cap irréversible.
Un manque criant de moyens humains et matériels
Ce que réclament les soignants, ce n’est pas la lune. C’est juste de pouvoir travailler sans avoir peur.
- Plus de personnel formé à la gestion de crise
- Des locaux repensés avec de vraies issues de secours
- Des alarmes reliées directement aux forces de l’ordre
- Une meilleure coordination avec les équipes mobiles
- Des formations régulières à la désescalade et à la self-défense
- Un vrai plan de sécurisation des CMP
Une infirmière qui exerce depuis vingt et un ans résume : « La situation s’aggrave d’année en année. On a besoin de monde. On a besoin de matériel. On a besoin qu’on nous écoute avant qu’il y en ait un deuxième. »
« J’espère que cette tragédie ne sera pas juste un événement isolé. Qu’il y aura un avant et un après. »
– Un infirmier d’équipe mobile
La psychiatrie en outre-mer, parent pauvre de la santé mentale
En Guadeloupe, comme dans d’autres territoires ultramarins, la psychiatrie souffre d’un sous-équipement chronique. Moins de lits d’hospitalisation, moins de psychiatres, des distances énormes entre les communes… Et pourtant, les besoins sont immenses. Conséquences d’une histoire douloureuse, précarité, consommation de crack, traumatismes transgénérationnels : le cocktail est explosif.
Ajoutez à cela un turnover important du personnel – beaucoup de métropolitains qui viennent quelques années puis repartent – et vous avez un système qui tourne en sous-régime permanent. Les soignants restants portent tout sur leurs épaules.
Et quand un drame comme celui-ci arrive, c’est tout le fragile édifice qui vacille.
Une délégation reçue à l’ARS : des promesses ou du vent ?
À l’issue de la marche, cinq représentants ont été reçus par l’Agence Régionale de Santé. Ils ont demandé – exigé, même – d’être associés aux travaux en cours sur la sécurité en psychiatrie.
Pour l’instant, pas de grandes annonces. Mais le message est clair : les soignants ne lâcheront pas. Ils veulent des actes concrets. Pas des effets d’annonce qui s’évanouissent après les hommages.
Et ailleurs en France, est-ce vraiment mieux ?
Soyons honnêtes : ce drame guadeloupéen met en lumière une problématique nationale. Les agressions contre les soignants ont explosé ces dernières années. En psychiatrie particulièrement, où la frontière entre soin et danger est parfois ténue.
On se souvient d’autres affaires : une infirmière tuée à Thouars en 2023, une autre agressée mortellement à Reims quelques mois plus tard… La liste s’allonge et chaque fois, les mêmes promesses de renforcement de la sécurité.
Mais sur le terrain, beaucoup de professionnels ont le sentiment que rien ne change vraiment. Que les moyens alloués restent symboliques face à l’ampleur du problème.
Vers un vrai plan Marshall pour la psychiatrie ?
Ce qui se passe en Guadeloupe pourrait – doit – être le déclencheur d’un sursaut national. Repenser entièrement la sécurité dans les structures de psychiatrie ambulatoire. Investir massivement dans les locaux, les effectifs, la formation.
Parce que soigner les troubles psychiques dans la peur, ce n’est plus possible. Ni pour les patients, ni pour les soignants.
Le psychiatre assassiné laisse derrière lui une famille, des collègues, mais aussi une profession en deuil et en colère. Espérons que sa mémoire serve enfin à quelque chose de concret.
Parce qu’il y a des moments où le silence n’est plus une option. Et celui-ci en est un.
En écrivant ces lignes, je repense à cette pancarte jaune sous la pluie : « Votre bien-être, notre mission. Travailler en sécurité, sé sa nou vlé. »
Un message simple. Un message vital.
Puissent les décideurs l’entendre enfin.
